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s’appuya sur un article de l’ordonnance de 1768 pour arborer cette marque distinctive d’un grade dont il ne lui était point permis de porter les insignes, mais dont il se trouvait appelé à remplir temporairement les fonctions : légitime et glorieux héritage d’un chef qu’il avait noblement secondé depuis le commencement de la campagne, mais héritage peu enviable en ce moment et fait pour refroidir la plus ardente ambition ! La mésintelligence qui s’était introduite sur la Truite et sur la Durance, avec les élémens si disparates dont on avait composé les états-majors, s’était beaucoup accrue par les longues souffrances que nous avions endurées. Il n’avait fallu rien moins que la sagesse de M. de Bretigny, le respect universel qu’il inspirait, pour contenir l’aigreur des esprits et l’empêcher de faire explosion ; mais à un chef sage et conciliant, les malheurs de notre campagne donnaient pour successeur un homme redouté, en butte aux plus absurdes calomnies, et dont le caractère impérieux se refusait à un système de tempéramens devenu, hélas ! trop nécessaire. Pour montrer quelle influence peut avoir sur le sort d’une expédition maritime le caractère personnel du chef qui la dirige, il suffira peut-être de reprendre et de terminer ce récit.

Depuis le déplorable événement qui nous avait ravi M. de Bretigny jusqu’au moment où nous arrivâmes en vue de l’île Waygiou, il ne s’écoula pas moins de vingt et un jours. Nous n’avancions qu’à la faveur de quelques orages. Le chiffre de nos scorbutiques ne cessait d’augmenter, et la tâche du petit nombre d’hommes qui étaient demeurés valides en devenait chaque jour plus pénible. À bord de la Durance, tous les officiers avaient été plus ou moins atteints du fléau. J’étais le seul que cette affreuse maladie eût épargné. Aussi, dès qu’un grain se présentait à l’horizon, s’empressait-on de me faire appeler pour prendre le commandement de la manœuvre. L’officier de quart se mettait à l’abri, et je restais sur le pont jusqu’à ce que la pluie fût passée. Ce surcroît de service ne laissait pas d’être à la longue fort pénible, car il ne me dispensait pas de faire presque toutes les nuits mes quatre heures de quart. À l’âge de vingt ans, on supporte aisément la fatigue ; on résiste moins bien à la privation de sommeil. Je ne sais en vérité comment je réussissais à me tenir éveillé pendant ces quatre mortelles heures, où le calme et le battement monotone des voiles contribuaient encore à appesantir mes paupières. Je me promenais constamment à grands pas, me heurtant souvent à l’angle de quelque claire-voie où à quelques-uns des taquets cloués sur le pont. C’était moins de la veille qu’un sommeil lucide ; mais enfin je faisais de mon mieux pour ne pas succomber à la tentation. Si j’avais eu l’imprudence de m’asseoir sur le banc de quart ou sur le bastingage, je n’aurais pas gardé une minute les yeux ouverts, et un coup de canon ne m’eût point tiré de ma