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alliées. Le séjour prolongé dans les ports japonais des vingt navires à voile ou à vapeur qui composaient les divisions des deux escadres a eu d’ailleurs un résultat important, et dont on ne peut que s’applaudir. Si le traité de Kanagawa, ce premier succès de la civilisation européenne, fait le plus grand honneur au gouvernement pies États-Unis d’Amérique, il faut reconnaître aussi qu’un sentiment très concevable de vanité nationale, ou si l’on veut d’intérêt malentendu, semble avoir voulu faire servir ce succès à un seul pays, à un seul peuple, celui qui venait de réussir. Le commodore et le compilateur des journaux de l’expédition américaine affectent, bien à tort, de ne connaître ni les travaux de nos missionnaires, ni d’autres écrits remarquables, au milieu desquels on ne peut oublier les études du commandant de la Bayonnaise, l’amiral Jurien de La Gravière[1]. À quoi faut-il attribuer ce dédain ou ce silence, si ce n’est à l’esprit d’exclusivisme, de vanité puérile dont la jeune nation américaine semble de plus en plus disposée à subir l’influence ? La présence des forces imposantes que l’Angleterre et la France avaient réunies dans les mers du Japon n’a pas tardé à détruire l’impression fâcheuse laissée par les Américains et à ramener l’esprit des autorités japonaises à une plus exacte appréciation des divers états de l’Occident. Le résultat obtenu par les forces alliées est d’autant plus considérable que la Russie exerce ici comme en Chine une redoutable influence, révélée par les paroles mêmes des plus hauts, personnages de l’empire japonais : « La Russie a une inclination pour le Japon, » disait le siogoun au commodore Perry, et bien avant 1854 cette inclination s’était manifestée autant par l’ambassade de l’amiral Poutiatine que par la tentative de la prise de possession de la baie d’Aniwa, au sud de la grande île. Un des principaux officiers de la suite du personnage envoyé pour protester contre cette occupation était, pendant notre séjour à Hakodadi, interprète en chef du gouverneur impérial. Que de fois, dans les fréquentes occasions où son service l’appelait à bord de notre frégate et le délivrait ainsi de l’inquiète surveillance de ses collègues, nous a-t-il avoué que le gouvernement japonais attribuait à la guerre que nous soutenions alors en Orient le succès de la mission d’Aniwa et l’apparente modération des autorités russes ! Que de fois aussi, une carte de l’ancien monde sous les yeux, n’avons-nous pas ensemble étudié la marche envahissante de la Russie, du fond de ses solitudes glacées vers les riches contrées du midi ! Si on pouvait lire quelquefois une singulière émotion sur le visage de

  1. Voyez dans la Revue les Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine par M. Jurien de La Gravière, et notamment les livraisons du 1er septembre 1851 et du 1er janvier 1853.