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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/477

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« Vous me plaignez, mon ami ; vous me jugez malheureux et désespéré ! Si vos conseils ressemblaient à ceux que je reçois chaque jour d’amis indifférens ou d’indifférens trop officieux, je vous répondrais tranquillement ce que j’ai répondu si souvent déjà : « Oui… sans doute… j’essaierai ; merci, en attendant, de vos excellens conseils. » Mais comme je vois en vous plus de sincérité que chez la plupart de ceux qui m’entourent, je vous répondrai franchement : Ne me plaignez pas. Si j’ai souffert, depuis longtemps toutes les blessures sont cicatrisées ; si j’ai été malheureux, je ne le suis plus ; le sort compatissant, ne trouvant plus rien à ronger en moi, a bien voulu me rendre la paix et chercher ailleurs une autre proie. Maintenant je jouis d’un bonheur inaltérable que rien, je crois, ne pourra troubler désormais, car j’ai conquis dès ce monde le repos de l’éternité. Ah ! mon ami, les sentiers par lesquels vous fait passer l’ennui ressemblent aux sentiers pénibles que préfère, dit-on, la vertu ; mais au terme du désagréable voyage on trouve, je vous assure, la récompense de ses fatigues. Je voudrais vous faire bien comprendre le bonheur dont je jouis, et en vérité c’est une tâche difficile. Je chercherai donc dans l’histoire morale de l’homme un fait historique qui puisse vous servir de point de comparaison pour juger de l’état de mon âme. Vous savez ce que les bouddhistes appellent le nirwana. C’est une des plus singulières méthodes de perfectionnement mystique que l’enthousiasme humain ait encore inventées, comme le bouddhisme lui-même me semble, si je puis m’exprimer ainsi, une des atmosphères morales les plus étranges que l’âme humaine ait traversées jusqu’à présent. De quel immense ennui, de quelle lassitude ne témoigne pas cette doctrine, qui a fait de l’athéisme une religion, qui adonné à l’homme la promesse du néant ; comme récompense de la vertu et de la piété ! L’âme humaine, qui partout ailleurs a reculé d’effroi devant la pensée du néant, s’est sentie un jour saisie de terreur devant la pensée qu’elle ne mourrait jamais ; elle a eu, pour ainsi dire, la panique de l’immortalité. Alors elle a embrassé l’idée du néant comme sa plus chère espérance, et n’osant y croire cependant, elle s’est creusée elle-même, elle s’est épuisée à trouver des méthodes ingénieuses de mériter cette récompense. De là un système de métaphysique extrêmement subtil et profond, où le néant est considéré comme l’essence divine : elle-même, où la raison humaine est considérée comme d’autant plus parfaite qu’elle se rapproche davantage du néant. Le but suprême de la sagesse consiste à trouver le moyen de ne plus vivre. Qu’est-ce qui constitue la vie ? demande le bouddhiste Le désir, l’espérance, la passion, voilà les racines qui rattachent l’âme à la vie, lorsqu’elle veut quitter son enveloppe mortelle, ces liens la retiennent