les îles Saint-Pierre et Saint-François, distantes d’environ deux cents lieues. Ces deux groupes formaient l’ultima Thule de Pierre Nuytz, qui les avait découverts en 1627. Si nous étions assez heureux pour y trouver un mouillage et une aiguade, nous aurions certainement la gloire de pousser notre reconnaissance jusqu’à la terre de Van-Diémen, et de compléter ainsi la description d’une île assez étendue pour qu’on pût la considérer comme la cinquième partie du monde.
Les premiers jours de l’année 1793 nous trouvèrent à quelques milles d’une côte basse, à demi noyée, bordée d’arbres qui semblaient avoir pris racine au milieu de l’eau. De gros vents de sud-est roulaient jusqu’à terre des vagues qui avaient pris naissance au pôle. Les îles Saint-François n’étaient plus qu’à vingt-cinq lieues, mais les vents, loin de nous y pousser, nous en écartaient malgré nous. Notre détresse était devenue extrême : la Durance n’avait plus que trente barriques d’eau, et la ration qu’on nous distribuait avait dû être réduite, bien que déjà insuffisante. Qu’arriverait-il si une nouvelle relâche ne nous offrait pas plus de ressources que celle que nous venions d’abandonner ? Sans doute notre persévérance pouvait être couronnée de succès, et alors quel honneur pour le moindre d’entre nous ! Mais si le sort continuait à se montrer contraire, ne serait-il pas trop tard pour tenter de gagner la terre de Van-Diémen ? Les tourmens de la soif ne menaçaient-ils pas déjà notre existence ? Il fallait s’incliner devant une nécessité impérieuse : une plus longue obstination pouvait avoir des conséquences que les plus hardis n’osaient envisager sans frémir. Le commandant de la Durance fut le premier à ouvrir cet avis. L’amiral voulut attendre un jour encore, espérant que la constance d’une fortune ennemie se lasserait. La direction des vents, qui continuèrent à souffler de l’est avec un redoublement de violence, fut acceptée comme un arrêt du destin. On garda au fond du cœur la pensée de revenir un jour compléter des travaux qui seraient le principal trophée de notre expédition, mais on comprit qu’il était impossible de poursuivre notre œuvré dans la situation déplorable où nous nous trouvions. Néanmoins, avant de donner l’ordre de changer de route, l’amiral ne put s’empêcher de jeter un dernier regard sur ces bords désolés, dont nous avions reconnu près de trois cents lieues sans y trouver l’apparence du plus chétif ruisseau. Le moindre symptôme favorable le ramenait à ses premiers desseins ; mais l’aspect de la terre était toujours le même, la brise demeurait invariable. Il se détourna en soupirant, et les corvettes se dirigèrent vers la baie profonde et sûre d’où, l’année précédente, nous étions partis avec un meilleur espoir.
E. JURIEN DE LA GRAVIERE.