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tous les tons la gloire de leur race, raisonné et déraisonné sur toute chose, de ces sages si nombreux, qui passèrent leur vie à fonder des écoles ou à méditer dans la forêt, aucun n’a eu la pensée de rédiger un simple catéchisme qui apprît à l’homme, avec les points principaux de sa religion, quels sont ses devoirs envers Dieu et envers ses semblables ! C’est que, dans la société brahmanique, l’homme n’avait de semblables que ceux de sa caste, et pour les choses de la religion il y avait des mystères réservés aux seuls adeptes.

Cependant il arriva un moment où une lueur de fraternité charitable traversa le monde de l’Inde : ce fut lorsque Çâkya-Mouni, — adoré plus tard sous le nom de Bouddha, — enseigna ses doctrines. Il s’opéra alors parmi les populations répandues dans l’immense contrée qui s’étend de l’Indus à l’Himalaya et du Pendjab à Ceylan une révolution extraordinaire et sans précédent ; mais avant que cette réforme s’accomplît, avant que l’Inde entendît prêcher l’égalité des hommes sur la terre et dans le monde futur, les esprits y avaient été préparés, dans une certaine mesure, par le développement considérable d’une secte tout à fait brahmanique malgré ses tendances hétérodoxes : je veux parler de la secte de Vichnou, qui se prit à adorer Krichna avec la plus vive ferveur, aux dépens des autres dieux du panthéon hindou[1]. En examinant avec quelques détails le culte de cette divinité pastorale et guerrière, fort indulgente pour les faiblesses humaines, nous aurons d’abord l’occasion de signaler chez les peuples de l’Hindostan deux traits principaux de leur caractère : un besoin impérieux d’adorer quelque chose, et un entraînement irrésistible vers le sensualisme.


I.

La société la mieux disciplinée ne peut couler éternellement entre ses deux rives, à la manière d’un fleuve canalisé ; il se fait à certains momens des brèches par lesquelles s’échappent et se répandent au dehors les esprits avides de nouveauté. Dès les temps anciens, nous l’avons dit déjà, il se produisit dans l’Inde bon nombre de systèmes philosophiques. Les auteurs de ces systèmes tentaient surtout d’expliquer le dogme de la création, puis les rapports de l’homme avec Dieu et avec les objets extérieurs. La création était-elle directe, avait-elle eu lieu par émanation, Brahma avait-il tiré de sa propre substance

  1. Le culte de Krichna, tel qu’il se pratique encore, est postérieur au bouddhisme ; c’est un fait admis par deux indianistes éminens, MM. Colebrooke et E. Burnouf ; mais Krichna vécut avant Bouddha, et le djoguisme, ou l’union de l’ame avec la Divinité par la méditation, est un dogme indieu de la plus haute antiquité, reconnu par le brahmanisme avant la venue de Çakya-Mouni.