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ou du néant les choses visibles et invisibles ? Y a-t-il dans chaque homme une âme individuelle, ou seulement une portion de l’âme universelle et infinie ? Toutes ces graves questions s’agitaient dans les écoles et se formulaient en aphorismes. Si les adeptes se passionnaient pour ces problèmes sérieux qui ont de tout temps agité le monde, les populations s’en tenaient aux pratiques d’un culte traditionnel, laissant aux brahmanes le soin d’éclaircir ou d’embrouiller la discussion. L’unité religieuse subsistait toujours, malgré la diversité des sectes philosophiques ; mais lorsque le dogme de la triade fut reconnu, lorsqu’il eut fait son chemin dans le monde de l’Inde, lorsque le dieu bienveillant, ami de|l’humanité, Vichnou, prêt à s’incarner pour sauver les enfans de la terre, se détacha du groupe avec des traits plus nettement accusés, les peuples de l’Inde furent attirés vers cette image souriante, à la fois humaine et divine. C’est que l’idée nouvelle sortait du domaine de la spéculation ; la poésie épique, née avec elle et sous son inspiration, avait montré aux yeux éblouis des nations aryennes la divinité par excellence, Vichnou, qui habitait parmi les hommes sous les "traits du pieux Râma[1]. La grande épopée des fils de Pândou établissait de son côté la même doctrine à travers la longue série de ses épisodes, aussi étendus que des poèmes. De cette manière, la secte vichnaïte avait su donner la vie à son dogme ; elle avait inauguré le culte des héros, qui séduit toujours les peuples à imagination ardente.

Cette secte, il y a tout lieu de le croire, était en principe une réaction contre les écoles purement philosophiques, contre les systèmes de plus en plus hardis qui tendaient à substituer la métaphysique aux traditions religieuses. Elle voulait ramener les esprits à la croyance en un dieu personnel, dont l’intervention dans les affaires humaines se manifeste d’une manière sensible. Cette pensée, qui anime toute l’épopée de Râma, on la retrouve également, avons-nous dit, dans les principaux épisodes du Mahâbhârata. Toutefois, dans le second de ces deux poèmes, on ne voit pas apparaître au premier rang le héros qui sera proclamé l’une des incarnations de Vichnou. C’est seulement lorsque va se livrer la grande et terrible bataille entre les princes issus d’une même race, c’est au moment décisif, et quand les guerriers, impatiens d’en venir aux mains, font retentir leurs conques à la tête des deux armées, que Krichna, debout sur le char.de son disciple favori Ardjouna, lui expose la doctrine de la secte, et dit : « Moi, je suis Vichnou ! »

On reconnaît à ces simples paroles que le dogme des incarnations a fait un grand pas depuis Râma. La divinité n’est plus sur la terre à l’état latent, elle éclate au grand jour. Mais n’y a-t-il pas quelque

  1. Voyez l’étude sur le Râmâyana, livraison du 1er janvier 1857.