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Et ce n’était pas une illusion ! Joies et délices! un magnifique lièvre dormait entre deux gerbes, et Jove ne bougeait pas plus qu’un roc. A cet instant, Cassius se sentit dédommagé de toutes ses fatigues : portant son fusil à l’épaule avec une vivacité électrique, il serra la gâchette en fermant héroïquement les yeux... Lorsqu’il rouvrit les paupières, une scène des plus mélancoliques se passait à ses pieds. Tandis que le lièvre réveillé en sursaut fuyait à toutes jambes à travers la plaine, Jove, étendu à terre, baigné dans son sang, poussait des râlemens à fendre l’âme. Un hasard providentiel amena en cet instant Kervey sur le théâtre du douloureux événement.

— Que faites-vous donc là, monsieur Cassius? Nous vous attendons au rendez-vous de chasse depuis une heure, dit le marin, qui, au premier abord, ne saisit pas tous les détails de ce spectacle plein d’horreur.

— Mais je ne puis laisser mourir cette pauvre bête sans secours.

— Rien de plus facile, interrompit Kervey; nous ne sommes guère qu’à une petite lieue du rendez-vous de chasse; empoignez-moi le moribond par les quatre pattes, vous trouverez au moulin des Étangs Laverdure, qui, en fait de médecine canine, est un praticien fort distingué. Je ne vous propose pas de prendre la pauvre bête sur ma selle, car le poney est, comme vous le savez, très ombrageux; mais je peux me charger de votre fusil. Il n’est pas chargé?

Tout préoccupé des râles d’agonie de Jove, M. Cassius, oubliant qu’il n’avait déchargé que son coup droit, répondit par un signe de tête négatif, et tendit l’arme au marin, qui partit au galop pour aller instruire les chasseurs réunis de cette catastrophe.

Marmande et ses hôtes, qui, avec l’impatience naturelle à des chasseurs fatigués et affamés, avaient pris place dans le phaéton, saluèrent par de bruyantes acclamations l’arrivée de Kervey.

—-Messieurs, j’ai la douleur de vous annoncer un événement des plus tragiques, dit Robert; le célèbre setter Jove est mourant, et M. Cassius l’apporte au rendez-vous sur son dos pour le confier à la science de Laverdure.

— Et il sera ici? interrompit Marmande.

— Dans une petite heure.

Le visage de M. de Laluzerte revêtit une si piteuse expression à ces paroles, que Marmande reprit : — D’ici là, le baron et moi nous aurons tiré au sort à qui de nous deux mangera l’autre. J’en suis bien fâché pour M. Cassius; mais il est temps de faire retraite.

— Grand temps, murmura le baron.

— La carriole du moulin ramènera M. Cassius et son défunt. Toi, tu reviens à cheval, continua le comte.

— Volontiers, reprit le marin, vous m’obligerez seulement en prenant soin de ce fusil,