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seuls la couleur rouge de son vêtement ; mais ce qu’on en voit a tant de justesse et de signification, qu’on le devine et qu’on le comprend. En voyant cette grande œuvre, on ne peut s’empêcher de regretter le temps et le talent que M. Decamps a dépensés à des œuvres charmantes, mais frivoles.

M. Decamps a fait, sur les ailes de l’imagination seulement, à ce que je crois, un voyage dans les Indes, et Jacquemont ne désavouerait pas l’œuvre qu’il en a rapportée. La Panthère et l’Éléphant représentent d’une manière saisissante cette terre hostile à l’homme, ces immensités dépeuplées, inania régna, où la bête et la plante peuvent seules vivre : une plaine sans bornes, quelques palmiers, des collines basses, un ciel d’une poésie étrange tout mêlé de tons fauves et bruns ; au premier plan, au bord d’une mare, une panthère et un éléphant. Cet éléphant est une des créations les plus extraordinaires que je connaisse. Les oreilles étendues, la tête agrandie par la trompe qui se perd dans l’ombre du corps, dissimulé lui-même dans le raccourci, — les jambes plantées comme des colonnes, se détachant de toute sa hauteur sur le ciel, descendant par son ombre dans la mare jusqu’au bas de la toile, remplissant ainsi à lui seul toute la hauteur du tableau, cet animal gigantesque, chimérique, est cependant d’une incroyable réalité. Un naturaliste y trouverait peut-être quelque chose à blâmer ; le poète et l’artiste ne peuvent qu’applaudir. Tous les détails sont hardiment sacrifiés aux traits importans de la figure, impression est simple et complète ; l’attention ne s’égare pas sur ce qui est inutile, secondaire, sans signification et par conséquent sans valeur réelle. C’est là vraiment de la peinture de style, et M. Decamps a tiré d’un sujet qui semble d’un médiocre intérêt une des meilleures pages de son œuvre.

Deux tableaux excellens, le Moïse sauvé et la Pêche miraculeuse, sont déjà sur la limite du paysage historique et appartiennent par quelques points au style proprement dit. Les personnages ne sont pas importans, dans ce sens qu’ils ne dominent pas la composition, mais ils sont traités, avec une largeur et dans un caractère qui ne permettent pas de les rapporter à la peinture pittoresque. Les fonds ont de la grandeur ; l’effet général est calculé pour faire valoir les scènes principales, sur lesquelles l’intérêt se porte sans hésitation. Claude Lorrain lui-même n’a rien fait de plus lumineux et de plus éclatant que la Pêche miraculeuse. C’est vers le soir. Le soleil est perdu dans les brumes embrasées du lac de Génésareth. On aperçoit au loin la rive opposée, entourée de montagnes d’un gris bleuâtre, d’une distinction et d’une finesse extrêmes. À droite, sur la rive, la foule admire le miracle ; à gauche sont d’autres personnages et deux cavaliers armés, d’un dessin grand, hardi, frappant. La barque, rapprochée du bord, se perd dans l’ombre de la rive. Les pêcheurs,