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vouée au paganisme, tourna ses armes de ce côté et détruisit tous les temples consacrés à Krichna. Ce premier orage passé, un pieux râdja d’Ourtcha, dans la province d’Allahabad, rebâtit les pagodes ruinées, au prix de sommes fabuleuses. La destruction des nouveaux monumens élevés à de si grands frais fut consommée par Aurang-Zeb. Ce puissant Mogol, le plus irréconciliable ennemi du polythéisme indien, fit même construire une mosquée sur l’emplacement des édifices rasés. Après la dissolution de l’empire mogol, l’Afghan Ahmed-Schah-Abdalli, — il y a de cela juste un siècle, — se passa l’horrible fantaisie de massacrer tous les habitans de Mathura. On ne sait vraiment ce que l’on doit le plus admirer, de la persistance des gens du pays à relever les décombres de leurs temples ou de l’acharnement des musulmans à châtier ces peuples de leur fidélité au culte traditionnel. Enfin, dans les dernières années du XVIIIe siècle, le district de Mathura rentra sous la domination des princes hindous ; mais le général en chef des armées de Sindia, le Français Perron, en ayant fait une place de guerre, y installa une fonderie de canons. Que de désastres, que de sang répandu, que de bruit et de tapage autour du berceau de Krichna ! Après l’occupation anglaise, qui eut lieu en 1803, le calme se rétablit dans cette contrée inféodée au culte du berger de Vrindavan. Les pagodes couvrirent de nouveau les lieux consacrés par la tradition. Les perroquets criards, les taureaux bossus aux fines cornes, les paons à l’étincelant plumage, les singes grotesques et pillards pullulèrent une fois encore sous les portiques, autour des étangs et dans les jardins : le paganisme indien a une irrésistible tendance à adorer les bêtes. Des nichées d’anachorètes se sont cantonnés aussi dans tous les environs ; ils vivent des aumônes que leur distribuent les pèlerins. Occupés à méditer sur l’union de l’âme individuelle avec l’âme universelle, ces austères personnages, au regard hébété, ne sortent de leur extase que pour chanter à la louange de Krichna et de son amante Radhâ[1] des poèmes licencieux. Il ne faut pas en être surpris ; à force de s’abstraire et d’oublier ce pauvre corps, ils en sont venus à réhabiliter la chair, comme on a dit ailleurs. Mais n’allez pas croire qu’ils aient abdiqué tout sentiment de colère, et que les habitudes contemplatives les aient rendus moins sensibles aux profanations que les Européens peuvent commettre par inadvertance. Il y a cinquante ans, deux jeunes officiers anglais blessèrent d’un coup de feu un vieux singe boiteux, particulièrement vénéré des gens de Mathura. Sans doute la respectable bête s’était imprudemment écartée du

  1. Krichna avait deux femmes légitimes, mais c’est toujours son amante Radhâ que glorifient les poètes et que représentent les sculpteurs.