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temple où elle recevait les hommages des dévots. Attirés par ses cris, les adorateurs de Krichna accourent en foule et attaquent vigoureusement les deux Forengis. Ceux-ci, contraints de fuir devant le nombre des agresseurs, remontent en hâte sur leur éléphant et essaient de traverser la Djamouna ; mais les eaux étaient hautes, ils périrent au milieu du courant. Ce fait, qui s’est passé il y a un demi-siècle, se reproduirait encore aujourd’hui et dans cent années. Les siècles ne sont rien pour un vieux pays comme l’Inde. Les événemens d’hier l’ont assez prouvé : ces populations, qui semblent sommeiller et s’absorber dans le passé, ont des réveils terribles quand le fanatisme les arrache à leur torpeur.


III.

Une fois que le sentiment religieux est exalté chez lui, l’Hindou ne tient pas plus à sa propre vie qu’il ne respecte la vie des autres. Ces peuples naturellement doux, timides, et qui ont horreur du sang versé, au point de ne jamais porter la main sur la plupart des animaux sauvages et domestiques, se dévouent à la mort sans hésiter, et même avec empressement, pour plaire à leurs divinités. Il y a toujours dans le polythéisme des traces de sacrifices humains, et on peut appeler de ce nom les immolations volontaires qui s’accomplissent autour de l’idole de Djaggernauth[1], sur la côte d’Orissa. Cette image est pourtant celle du bienveillant Krichna sous sa forme la plus auguste. Parée d’une tête énorme, mais privée de jambes, l’idole abominable reçoit aux jours de fête seulement quatre bras d’or que lui ajustent les brahmanes. La tradition rapporte que ce buste informe est l’ouvrage de l’architecte des dieux, qui le tailla pour renfermer les os du berger de Vrindavan, lorsque son corps, abandonné dans la forêt par le chasseur qui l’avait tué d’un coup de flèche, eut été réduit en putréfaction. On sait avec quel enthousiasme les dévots se sont précipités pendant des siècles sous les seize roues du char gigantesque destiné à promener l’idole aux jours solennels. Traîné par une foule nombreuse dont les clameurs retentissent au loin, l’immense véhicule dresse à une grande hauteur son dôme pointu que soutiennent des rangs circulaires de figurines artistement sculptées, mais d’une obscénité révoltante. Demandez aux dévots pourquoi des fanatiques enivrés de la fumée du chanvre se font briser le crâne sous les regards de ces images licencieuses ? pourquoi ces cris frénétiques à la vue de la lourde machine qui s’ébranle avec un horrible craquement ? Ils vous répondront en montrant deux

  1. Ou plus correctement Djagan-Nâtha, seigneur du monde.