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Une heure après la prise de possession de la presqu’île de Kinburn, je descendis à terre. Nos canonniers, auxquels le commandant avait accordé la permission de visiter la place, arrivaient en même temps. J’entrai par la poterne qui s’avance sur le liman du Dniéper[1], la porte du front sud-est n’existant plus. Quel douloureux spectacle ! On se croisait à chaque pas avec des convois de blessés ou de morts. La terre était couverte de boulets et de débris. Des huit corps de bâtiment que renfermait la forteresse, pas un n’a échappé à nos coups : les toitures sont à jour, et les murs, écroulés çà et là, laissent voir des salles dévastées. Le plus vaste de ces bâtimens, qui renfermait les cuisines, a été anéanti par l’incendie ; le parc, à projectiles est criblé : un seul obus cependant y est entré, et, chose extraordinaire, a éclaté sans mettre le feu aux boulets chargés que contenait l’édifice ; les logemens des officiers et de la garnison, le magasin des vivres et les ambulances sont à reconstruire. Il est difficile de se frayer un chemin à travers ces amas de décombres. Mais voulez-vous avoir une idée plus nette des terribles coups que nos bâtimens ont portés à l’ennemi, gravissez jusqu’aux terrassemens. Ici c’est une pièce qu’un boulet a frappée à la volée et jetée à bas de son affût ; là c’est un affût broyé de telle sorte que la culasse du canon s’est affaissée, laissant les artilleurs sans moyens d’action ; — plus loin, d’autres canons ébréchés, d’autres affûts paralysés, et partout des terres enlevées des talus et entassées comme à main d’homme sur cette artillerie à jamais inutile. Dès deux heures, au rapport du commandant russe, la place n’était plus tenable. Ce qui survivait d’hommes valides s’était réfugié dans les casemates et à l’abri des fossés qui regardent le Dniéper.

Visitons maintenant les deux forts qui s’élèvent entre la place principale et la pointe extrême de la presqu’île. Reliés par un chemin couvert, ces deux ouvrages pouvaient être d’un grand secours à l’ennemi, s’il avait eu affaire à de moins habiles tireurs que les nôtres ; mais le feu des batteries françaises s’étant concentré sur un même point, le général Kokonovich les fit abandonner pour porter toutes ses forces du côté attaqué, après avoir toutefois inutilement tenté de s’opposer au passage des canonnières dans le liman du Dniéper. Ces ouvrages quadrangulaires sont construits, l’un, celui de la pointe, dont le pied est baigné par la mer, en bois de sapin blanc revêtu de sabïe fin ; l’autre, désigné par nous sous le nom de fort intermédiaire, en épaisses couches de gazon superposées, formant talus extérieurement et soutenues intérieurement par des

  1. Grande nappe d’eau qui s’étend près de l’embouchure de certains fleuves. Le limon du Dniéper est formé par la réunion de ce fleuve et du Bug.