Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/839

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce sont là les événemens qui ont accompli le type national. Il reste à dire maintenant quel il est. Ce qui me frappe le plus dans la civilisation britannique et dans le caractère anglais, c’est la personnalité. Ailleurs, en Belgique, en Hollande même, je me sentais encore un pied sur le sol moral de la France, qui s’étend bien au-delà des frontières. Ici rien de semblable, vous vous sentez au contraire emporté par une civilisation douée, comme certains astres, d’un mouvement qui lui est propre. De cette île, la vie du continent apparaît ainsi que se montrent du château de Douvres les côtes de la France, c’est un point à peine visible à l’œil nu dans l’immensité du brouillard. Dans le monde de Londres, world of London, tout étranger est considéré par la classe inférieure comme un Français. Avant la grande exposition des produits de l’industrie, en 1851, c’était même trop souvent a french pig[1]. J’en conclus que la masse de la nation britannique ne reconnaît qu’à deux peuples le droit d’exister sur la terre, à elle-même d’abord, aux Français ensuite. Ma pensée n’est point que la partie éclairée de la population britannique se montre indifférente aux affaires du continent ; mais elle envisage surtout les événemens qui s’accomplissent à l’étranger du point de vue de ses intérêts. Ce sentiment du moi, racine morale des libertés et des institutions anglaises, s’associe à un goût très vif pour les expéditions lointaines, à une sorte d’humeur aventureuse qui répand les enfans de la Grande-Bretagne sur toute l’étendue de la terre. La devise de l’artillerie, inscrite en lettres de métal sur les uniformes militaires, est bien la devise de la nation entière : ubique ; mais partout l’Anglais transporte ses usages, sa manière de vivre : il est partout chez lui. Cette ténacité du type s’appuie sur un fonds de dignité, peut-être même d’orgueil ; mais cet orgueil a quelque chose de particulier. J’ai vu des peuples très chatouilleux sur le point d’honneur national, la moindre observation critique les froissait et les impatientait ; signalez devant un Anglais les côtés faibles de la civilisation britannique, vous n’aurez pas même pour effet de l’irriter : il se tait, mais il méprise. Dans la plupart des histoires qu’on met entre les mains de la jeunesse, il est à peine fait mention des journées malheureuses pour les armes anglaises, par exemple de la bataille de Bouvines. Une défaite n’existe pas aux yeux des Anglais, c’est une erreur de la fortune. Parlent-ils de leurs victoires, ils en parlent sans faste : cette fois, la fortune a fait son devoir, voilà tout. Il résulte de cette disposition morale une confiance sans bornes dans l’impérissable

  1. Le Crystal Palace de Hyde Park, en attirant à Londres des curieux de toutes les nations, a exercé une influence sensible sur les mœurs ; il a rendu les insulaires de la Grande-Bretagne moins intolérans pour les coutumes et les modes étrangères. Depuis ce temps-là, l’Anglais est devenu, si l’on peut ainsi dire, moins Anglais.