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sont honorés chacun d’un compliment à peu près aussi banal que le précédent. On se demande en vérité quelle raison il y a de parler des gens, lorsqu’on n’a rien de plus significatif à en dire. La raison, c’est que Béranger veut non-seulement avoir pour flatteurs, après sa mort comme de son vivant, les poètes qui ont illustré la France depuis trente ans, mais confisquer à son profit une partie de la gloire que la révolution romantique a donnée à ses auteurs. Béranger se présente comme le père du romantisme. On ne me croirait pas sans preuves ; il faut donc citer. Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, viennent visiter le poète à la Force en 1829. « Leurs visites furent le prix de tous les combats que j’avais livrés en faveur de la révolution littéraire qu’eux et leurs amis avaient osé tenter, et qui n’était, à tout prendre, qu’une conséquence un peu tardive de la révolution politique et sociale. » Béranger est généralement timide, mais cette fois franchement il est audacieux.

Pour un poète, Béranger parle peu de poésie, et en vérité il fait bien, car toutes les fois qu’il exprime une opinion littéraire, il exprime un lieu commun, ou passe à côté de la vérité. Ses idées littéraires sont hasardées ou incomplètes, à la fois téméraires et surannées. Il a du goût pourtant, mais seulement dans les petites choses ; c’est un bon juge des détails, mais il est absolument dépourvu du sentiment des très grandes et très belles choses. Il ignore les conditions véritables du grand art, et ne saura pas faire, par exemple, la différence entre une œuvre naïve et une œuvre systématique, entre une littérature qui relève de l’inspiration et une littérature qui relève de la critique. Je prends un exemple au hasard : « Je prêchais à Talma l’étude des tragiques grecs, aussi vrais, mais bien plus poétiquement vrais que les espagnols, les anglais et les allemands. » Que viennent faire là les Allemands, qui, comme chacun le sait, n’ont jamais eu un théâtre naïf, pas plus que les Français, et qui ont produit systématiquement, et non d’instinct, leurs plus belles œuvres dramatiques. Il n’y a certes aucune comparaison sensée à établir entre les théâtres grec, espagnol ou anglais, et les théâtres allemand ou français. Du reste, sur cette question de l’art dramatique, Béranger partage les idées de l’empereur Napoléon ; il répéterait volontiers la parole que Napoléon adressait à Goethe, et qui semble si profonde à M. Thiers : « Je m’étonne qu’un homme tel que vous n’aime pas les genres tranchés. » Mais l’a plus étrange des opinions littéraires de Béranger est celle qu’il exprime au courant de la plume sur André Chénier ; il attribue à M. Henri de Latouche, grand faiseur de pastiches et homme d’esprit, la plus grande partie des poésies d’André Chénier. Quand on avance de telles opinions, il faut avoir soin de les prouver. Les fragmens d’André ont pu paraître en