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s’adressait de préférence, tandis qu’aujourd’hui et depuis très longtemps il est absolument inintelligible.

En effet le Cyrus n’est pas autre chose qu’un roman allégorique dont nous avons perdu la clé, où, sous des noms persans, grecs, arméniens, etc., sont représentés des personnages qu’aujourd’hui nous ne reconnaissons plus, mais qui, sous Louis XIII et sous la régence d’Anne d’Autriche, occupaient la scène et faisaient l’entretien de la France.

Savez-vous, par exemple, quel est cet Artamène, ce Cyrus, le héros du roman ? Boileau lui-même n’a pas l’air de s’en douter, et il croit bonnement que c’est le petit-fils d’Astyage. En vérité voilà un héros bien propre à intéresser le XVIIe siècle et à charmer les belles dames de la cour et de la ville, lectrices ordinaires des romans à la mode. Boileau gourmande très vivement Mlle de Scudéry non pas pour avoir été prendre un pareil sujet, mais pour l’avoir traité comme elle l’a fait. « Au lieu, dit-il, de représenter, comme elle le devait, dans la personne de Cyrus, un roi promis par les prophètes, tel qu’il est exprimé dans la Bible, ou, comme le peint Hérodote, le plus grand conquérant que l’on eût encore vu, ou enfin tel qu’il est figuré dans Xénophon, Mlle de Scudéry en composa un Artamène plus fou que tous les Céladons et tous les Silvandres[1], qui n’est occupé que du seul soin de sa Mandane. » Ce jugement est tout à fait digne du savant traducteur du traité du Sublime de Longin, du membre austère de l’Académie des Inscriptions, qui aurait voulu, à ce qu’il paraît, que Mlle de Scudéry gagnât un siège à côté de lui dans la docte compagnie par un ouvrage d’érudition et de critique, où, s’enfonçant dans la Bible, dans Hérodote et dans Xénophon, elle fût parvenue à restituer et à mettre en lumière le vrai Cyrus et la suite certaine de ses hauts faits et de ses conquêtes. Mais comment Boileau ne s’est-il pas aperçu qu’il prenait ici Mlle de Scudéry pour Mme Dacier, et qu’il traçait les règles d’un livre d’histoire lorsqu’il s’agissait d’un ouvrage d’imagination, d’un genre de composition qui n’avait pas le bonheur de lui plaire, mais qui plaisait fort à tout son siècle, d’un roman enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom ? Quand on est un peu dans le secret de Mlle de Scudéry, on ne se peut empêcher de sourire en voyant l’excellent et grave écrivain prendre au sérieux et même au tragique les infidélités historiques de l’aimable romancière. Sans manquer au respect sincère que nous professons pour celui qui a aimé et défendu Racine, compris et célébré Molière, honoré et vengé Arnauld[2], ne pourrions-nous lui répondre en cette humble circonstance : Non sans doute Mlle de Scudéry

  1. Discours préliminaire sur le Dialogue des Héros de roman.
  2. Voyer notre ouvrage Du Vrai, du Beau et du Bien, leçon Xe, l’Art français au dix-septième siècle.