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« CHOISEUL. — Sa folie l’a tué.

« MADEMOISELLE QUINAULT, d’une voix solennelle. — Et du sein de ce déluge, revêtue d’une beauté nouvelle, sortira l’humanité régénérée, et, réconciliée avec son père céleste, elle lui adressera de nouveau ses prières. »


On n’attend pas sans doute que je discute une pareille œuvre. L’idée ne me serait pas venue d’en parler ici sans l’immense succès qu’elle a obtenu chez nos voisins. Ce succès, qui est un scandale littéraire, n’est pas même dû au talent d’un acteur; la pièce de M. Brachvogel, représentée d’abord à Berlin au milieu des acclamations, a été jouée sur tous les théâtres de l’Allemagne, et partout elle y a soulevé les applaudissemens. Si j’ai cité ces extravagances, c’est pour fournir un document à l’histoire des lettres dramatiques au-delà du Rhin. A quoi bon démontrer à M. Brachvogel que sa pièce viole la logique aussi effrontément que l’histoire, que la fable est grotesque, l’intrigue impossible, le style ridiculement ampoulé, que ses personnages sont des caricatures, que pas un ne parle et n’agit conformément à la donnée première, et que ce mélange de corruption raffinée et d’effusions sentimentales, au lieu d’être la peinture de la France au XVIIIe siècle, est devenu sous sa plume maladroite un gros mélodrame germanique? M. Brachvogel me paraît trop sérieusement malade en ce moment pour que la critique puisse le guérir. Il est persuadé que son drame réalise les principes d’une philosophie de l’art supérieure aux anciens systèmes; il expose dans sa préface une théorie prétentieuse et inintelligible sur l’emploi de l’histoire au théâtre, sur les rapports du réel et de l’idéal. On y lit que le poète a mission de rectifier l’histoire, c’est-à-dire qu’il doit peindre les idées primitives, les lois éternelles, reflétées dans certains personnages et certains événemens, et tracer ainsi une histoire idéale supérieure à l’histoire réelle, à savoir l’histoire de Dieu sur la terre. Je ne me doutais guère en lisant Narcisse que les aventures de M. et de Mme Rameau contenaient tant de belles choses pour les initiés. Il n’y a qu’un seul cas, dit M. Brachvogel, où le poète soit obligé d’être strictement fidèle à la réalité des faits, c’est lorsque l’idée et le personnage en qui elle a pris corps sont si intimement associés, qu’il en résulte une harmonie parfaite, et que toute opposition entre l’idéal et le réel s’est évanouie. « Mais ce cas, ajoute l’auteur, ne s’est presque jamais rencontré, et Jésus-Christ en est peut-être le seul exemple. » Un poète qui oblige ainsi la philosophie de l’art et la philosophie de la religion à servir de préface à son drame n’est pas homme à écouter les modestes avertissemens de la critique. M. Brachvogel est enivré de son succès. Tout récemment encore il a publié un roman où il applique les mêmes principes à un sujet analogue; le héros de ce roman est ce malheureux Friede-