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L’histoire de Mandrin, — ce belliqueux faux-monnayeur, contre lequel il fallut presque faire campagne par-delà les frontières du Piémont, — et celle de Mme Bergeret, qui brûla si bien la cervelle à son mari entre la poire et le fromage[1], complètent un assez curieux aperçu de « notre civilisation » en 1756. J’allais oublier un abbé, mentionné dans la curieuse correspondance de Smollett, et à qui son évêque avait refusé l’ordination, en raison de ses mœurs plus que légères. Cet abbé poignarda le prélat au sortir de la cathédrale, et, bien que la mort ne s’en fût pas suivie, périt sur la roue. C’est encore Smollett qui définit en quatre mots la noblesse de province, telle qu’il avait pu l’observer après un assez long séjour à Boulogne : « elle est vaine, bouffie d’orgueil, pauvre et fainéante. »

Le Portugal fournit à l’année 1756 son plus grand désastre : le tremblement de terre de Lisbonne ; la Russie, un bal masqué merveilleux, donné par l’impératrice aux commerçans exclusivement et à leurs femmes et filles, la noblesse, ce jour-là, demeurant à la porte par exception, — une véritable fête des lupercates. En Turquie, nous avons le couronnement d’Osman III, la disgrâce du grand-vizir Mustapha-Pacha, et le supplice de quatre banquiers mis à la torture comme dépositaires des trésors illégalement amassés par ce grand dignitaire de l’état ; puis un incendie à Constantinople, — cela va de soi, — et l’envoi par le dey d’Alger d’un certain nombre d’esclaves blancs et d’esclaves noirs, pêle-mêle avec un assortiment de lions de l’Atlas. L’impérial suzerain riposte en offrant à son vassal bon nombre de canons et des munitions de guerre. Le pape aussi reçoit des cadeaux. Le cardinal de Cordoue lui offre huit livres de tabac à priser dans deux vases d’or, plus une cuillère du même métal, le tout en une boîte de velours rouge, et quelques gentilshommes anglais, résidant à Rome (entre autres sir William Stanhope), font hommage au successeur de saint Pierre d’une boîte d’or remplie de la meilleure rhubarbe qu’on puisse se procurer en Turquie, « laquelle drogue, étant pour sa sainteté d’un fréquent usage, a été fort gracieusement reçue. » Voilà tout le contingent des États-Romains à cette histoire d’il y a cent ans.

Il y a cent ans naissaient, tous morts aujourd’hui, bien des personnages célèbres, et diversement célèbres : Volney par exemple, et Flaxman le sculpteur, et la tragédienne Siddons, et le romancier Godwin, et le musicien Mozart. Crabbe et Chatterton étaient encore tout enfans. Goethe faisait des vers latins ; Mirabeau tétait sa nourrice. Gibbon, âgé de dix-huit ans, avait déjà changé deux fois de religion, et il discutait avec M. Allamand les théories de Locke. « — Ne croyez-vous pas, écrivait-il en français à ce savant, ne croyez-vous pas, monsieur, que nous touchons à de grandes révolutions ? Il y a longtemps que je soupçonne un plan formé de réduire le système géné-

  1. Mme Bergeret était la fille naturelle d’un Du Tremblay, d’une excellente famille normande. Dégoûtée de son mari, elle s’enfuit à Paris. Son mari, fermier-général, l’y poursuit. On les réconcilie. Depuis lors il la traitait mal, et voulait la dominer par la terreur. Une paire de pistolets chargés était sous sa main pendant qu’ils mangeaient tête à tête. Certain jour, une querelle s’élève. Bergeret prend un couteau sur la table et menace d’en frapper sa femme ; celle-ci saisit un des pistolets, et, à bout portant, tue sur place ce farouche traitant. Par le crédit de ses amis, elle obtint son pardon, et l’affaire fut arrangée.