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monde, même pour les hérétiques ! En vérité, miss Lucy, me reprocher l’amitié que j’ai pour mes amis, c’est une cruauté abominable.

— On ne vous reproche pas cette amitié, quoiqu’elle soit condamnable aux yeux de Deborah ; on ne vous reproche même pas votre papisme, qui n’est pas trop invétéré ; mais ma sœur se plaint que vous n’ayez pas de religion.

— Quelle injustice ! dit Acacia. Je les ai toutes.

— Ne riez pas, monsieur ; l’homme qui n’a pas de religion est comme un pilote sans boussole, qui navigue au hasard sur la mer agitée…

— Je reconnais le style de miss Deborah. Au nom du ciel, miss Lucy, ne vous laissez pas prendre à ces accusations sans fondement. Je ne suis d’aucune secte ; c’est la faute de mon siècle et de mon pays, où la religion est devenue un moyen de gouvernement. La foi est un présent du ciel ; la vertu seule est l’œuvre de l’homme.

— Êtes-vous bien sûr d’être vertueux ?

— Je ne sais. Quel est l’homme assez sûr de lui pour se rendre un pareil témoignage ? J’ai fait du bien quelquefois, et je n’ai jamais fait de mal que pour ma défense personnelle : est-ce de la vertu ? Je ne le crois pas, car il n’y a pas eu sacrifice, et je n’ai fait qu’obéir à l’instinct de ma conscience.

— Quoi ! vous n’avez jamais trompé personne ?

— Non, personne.

— Ni homme ni femme ? Pas même miss Alvarez ?

La voix de Lucy tremblait ; son cœur était oppressé. Elle attendait la réponse d’Acacia avec une anxiété douloureuse. Tout le monde savait que Julia était la maîtresse du Français ; Lucy seule doutait encore, ou plutôt elle cherchait à douter. Acacia hésita quelques secondes. Devait-il mentir ? devait-il avouer la vérité et perdre à jamais toute espérance ? Plus d’un héros a subi cette épreuve, et ne s’en est pas tiré avec honneur.

— Pouvez-vous le croire ? dit-il enfin. Miss Alvarez est une amie tendre et dévouée, rien de plus. Je l’ai tirée des mains de Craig, c’est un service que son âme généreuse n’oubliera jamais. Je l’aime comme une sœur.

Acacia était sincère. Au moment même où il parlait, il croyait n’avoir jamais aimé Julia autrement, tant le nouvel amour avait effacé la trace de l’ancien. Cette demi-sincérité ne satisfit pas entièrement la jeune fille, mais elle n’osa pas pousser plus avant ses questions. C’était déjà se hasarder beaucoup que de prononcer ce nom redouté de Julia ; c’était avouer un intérêt plus vif que la curiosité. Elle le sentit, et se repentit trop tard de son imprudence. Acacia s’en aperçut également, et en conçut un heureux augure. Tout en