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n’a pas de secrets merveilleux ; il est bon homme, voilà tout. Quand il me voit pleurer, il prend son mouchoir et pleure avec moi, et plus que moi ; — quand je suis gaie, il a toujours quelque bonne histoire à me conter qui nous fait rire aux éclats. Il aime ceux qu’il console ; il ne cite point la Bible ; il ne dit les psaumes qu’à vêpres, et en latin, de peur d’attrister les gens ; il mange et boit volontiers hors le temps du carême : enfin il est aimé de tout le monde : voilà tout son secret. J’ignore s’il est savant. Acacia, qui s’y connaît, dit qu’il cracherait du grec et du latin s’il le voulait, et qu’il parlerait exégèse et antinomie comme un savant allemand, mais qu’il se tait par discrétion. Je lui en sais gré, sans le mettre à l’épreuve. — D’où viennent, je vous prie, toutes ces questions ? Votre air grave m’épouvante. Auriez-vous dessein de me convertir ? Je me récuse. Je vous préviens que Swedenborg ne me plaît pas du tout, et que la pensée de me trouver tout le jour en contact avec les esprits me fait tressaillir. Ce matin, vous avez dit de fort belles choses ; mais si vous deviez les répéter ce soir, vous me feriez beaucoup de peine. Il est minuit : c’est l’heure des fantômes ; ma provision d’eau bénite est épuisée, et je ne veux pas défier un ennemi insaisissable.

Cela fut dit avec une grâce parfaite et un sourire qui eût déridé tout autre que le docteur John ; mais il avait résolu de pousser sa pointe, et rien ne pouvait l’arrêter.

— Quoi ! dit-il, ne sentez-vous pas le vide de votre cœur ? La jeunesse, la santé, la beauté, la richesse suffisent-elles à tous vos désirs, et votre âme immortelle n’aspire-t-elle pas à quelque chose de plus ?

— J’aspire à la vie éternelle quand mon tour sera venu de quitter cette vie périssable. Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Miss Alvarez, avec une âme si bien faite pour aimer, ne connaîtrez-vous jamais l’amour ?

Un nuage assombrit le visage riant et doux de la belle Julia.

— Miss Alvarez, continua Lewis d’un ton passionné, je vous aime.

— Que dirait Swedenborg s’il vous entendait ? dit Julia. Son ombre vénérable n’en serait-elle pas scandalisée ?

— Ne riez pas, chère miss Alvarez, dit l’Anglais. Oubliez que je suis ministre et protestant, et écoutez-moi. Au milieu de toutes les félicités dont la Providence vous comble, une seule vous manque : c’est la famille. La jeunesse est rapide et fuit comme une flèche légère, traînant après elle la beauté. Que reste-t-il alors à la femme qui n’a ni mari ni enfans ? Dieu ne nous a pas faits pour vivre seuls, mais pour répandre et glorifier son saint nom, pour perpétuer notre race, dont il a daigné faire l’humble instrument de ses desseins. Je vous aime, miss Julia, plus qu’une mère et qu’une sœur ; je vous