Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
30
REVUE DES DEUX MONDES.

l’avait suivi jusque-là : tout à coup les monumens font défaut, et le voyageur, je veux dire l’historien, s’arrête déconcerté devant cette lacune qu’il n’a aucun moyen de franchir, tout en conservant la certitude que réellement l’histoire se prolonge bien au-delà du terme que l’on atteint. Les hommes ont été longtemps sans savoir écrire ; quand ils l’ont su d’une façon rudimentaire, quand ils ont commencé à retracer leurs idées et leurs annales en peintures, en hiéroglyphes, en quipos, ces documens, dont rien n’assurait la conservation, se sont détruits, et il ne nous est parvenu de corps d’annales que pour les époques, relativement bien postérieures, où des collèges de prêtres, des rois puissans, des aristocraties constituées, ont eu besoin de tenir registre des choses.

Tous les anciens peuples arrivés à un état de société qui comportât des annales se sont tournés du côté de leur passé, et, apercevant ce grand vide à l’origine, ont essayé de le combler. Quelques vagues traditions s’obscurcissant par la transmission de la mémoire, puis surtout l’imagination, y pourvurent. De là ces âges, de là ces jours, ces avatars, ces printemps perpétuels, ces longues durées de la vie, ces générations favorisées et ces années meilleures qui faisaient le regret et la rêverie du poète. Ce qui détermine le caractère de tant de légendes merveilleuses, c’est la tendance de tout ce qui vieillit à reporter au temps de la jeunesse la chaleur, le charme et la beauté. Sous cette illusion inévitable se colora l’origine des choses, dans des récits astreints d’ailleurs, par des souvenirs flottans, à quelques conditions communes. L’homme, par la constitution même de ses sens et de son esprit, est mis à toute sorte de faux points de vue, dont le plus vulgaire exemple est la croyance nécessaire au mouvement du soleil et au repos de la terre. De même le faux point de vue intellectuel et moral dont je parle l’obligea spontanément à grandir et à parer le passé. Rechercher dans les narrations antiques, dans les poésies primordiales, ce qui est issu du faux point de vue, et ce qui fut donné par des traditions qui surnageaient, est un travail dont on peut tenter l’ébauche, aujourd’hui que l’on connaît mieux l’état toujours relatif de l’esprit humain et certains vestiges des civilisations rudimentaires.

Il n’y a point, jusqu’à présent du moins, de mesure pour les intervalles du temps écoulé. Entre le moment où l’homme se mit à tailler des cailloux pour se faire des instrumens ou des armes et le moment où vous le trouvez occupé, sur les bords du Nil, à ériger des temples et des pyramides, et à y inscrire en hiéroglyphes ses souvenirs, est un très vaste espace. Cet espace s’accroît encore, s’il faut, comme tout l’indique, le couper par un événement géologique qui sépare l’humanité en deux groupes, l’un plus ancien et