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résolutions dans lesquelles réside la plus grande somme de vérité, hésitent d’autant moins à les adopter qu’elles entrevoient à peine les objections et les doutes inhérens à toutes nos conceptions, les esprits ingénieux et subtils, apercevant tout à la fois le pour et le contre avec une sagacité merveilleuse, se troublent, restent indécis et finissent souvent par prendre le plus mauvais parti, parce qu’ils manquent de la vigueur et de la justesse qui vont droit au point essentiel, qui distinguent du premier coup d’œil ce qui est vraiment important sans se préoccuper des détails secondaires, sans rechercher dans les choses une vérité absolue dont le discernement échappe à nos faibles facultés. Cette infériorité pratique des esprits principalement ingénieux, comparés aux esprits dont la droiture et la simplicité sont les qualités dominantes, ne se révèle pas seulement dans la politique, dans la conduite des affaires; elle a aussi une influence morale. Les premiers, lorsque leurs intérêts se trouvent en jeu, sont exposés à se tromper eux-mêmes, à se faire de dangereuses illusions par des sophismes subtils que les autres auraient peine à concevoir, bien loin de pouvoir les inventer. Ces derniers, par exemple, ne se seraient pas avisés de la distinction spécieuse que le maréchal Marmont, pour justifier sa défection de 1814, établit entre les honnêtes gens et les gens d’honneur. Il la met, il est vrai, dans la bouche de l’empereur. Il se peut que Napoléon, dans un de ces entretiens où il se plaisait à agiter toutes les questions comme par forme d’exercice, ait laissé tomber quelques paroles en rapport avec cette bizarre théorie; mais j’affirmerais presque que le maréchal, à son insu peut-être, abusé dans ses souvenirs par le courant de ses préoccupations, a donné à ces paroles un développement et une portée bien étrangères à la pensée de celui qui les avait prononcées. Un esprit simple et droit, je le répète, n’eût pas fait cette distinction. Il peut arriver à de tels esprits de manquer au devoir, mais ils le font en connaissance de cause, sans se tromper eux-mêmes; ils le font donc plus rarement que ceux qui sont pourvus de la funeste puissance d’égarer et de séduire leur conscience.

Ceux-ci, et cela est parfaitement naturel, ne se soumettent pas volontiers à cette supériorité du ferme bon sens : ils y voient une usurpation. Trop portés à dédaigner les qualités qui leur manquent et à s’exagérer la valeur de celles qu’ils possèdent, ils ne conçoivent pas que des hommes moins instruits, moins spirituels dans le sens étroit de ce mot, c’est-à-dire moins aptes à discourir facilement et brillamment sur toutes choses et qu’ils croient moins intelligens parce qu’ils le sont autrement qu’eux, leur soient préférés pour le gouvernement, pour la pratique et la conduite des affaires, et le plus souvent y obtiennent plus de succès. Ils crient au triomphe