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de la médiocrité là où ils devraient reconnaître la lutte de deux ordres de supériorités différentes dont chacune a sa part et son rôle distinct, dont l’une est appelée à orner, à charmer le monde, peut-être à préparer de loin ses progrès, l’autre à le conduire et à le dominer dans le présent. Ils ne sentent pas qu’alors même qu’au point de vue purement intellectuel ils seraient incontestablement supérieurs à ceux en qui ils veulent voir des rivaux injustement préférés, l’intelligence n’est pas tout ici-bas, que la force du caractère, cette force véritable, toujours unie au moins dans une certaine mesure à la justesse des idées et des appréciations, est la première des qualités requises pour gouverner les hommes, et que ceux qui en sont doués sont appelés en quelque sorte de droit divin à occuper le premier rang dans la politique comme dans le commandement des armées.

Voilà ce que Marmont ne pouvait pas comprendre. Fin, subtil, instruit, sachant parler et écrire, réunissant sur les diverses parties de l’art militaire toutes les connaissances que l’on peut acquérir par l’étude et l’observation appuyées sur l’expérience, joignant à tous ces avantages une bravoure que nul ne surpassait, il s’étonnait de ne pas tenir dans l’armée une place au moins égale à celle de ses plus illustres chefs, de voir tels maréchaux qui n’avaient ni son savoir, ni son esprit, ni sa brillante facilité, exercer sur elle plus d’influence, y posséder plus d’autorité, inspirer plus de confiance à leurs soldats, et l’empereur lui-même, qui causait plus volontiers, plus abondamment avec lui qu’avec aucun autre, parce qu’il y avait certainement plus à recueillir dans sa conversation, ne pas le préférer toujours pour l’action et la direction effective. Tout cela lui paraissait le résultat d’une injustice révoltante, et les jugemens si sévères, souvent même iniques, qu’il porte contre ses rivaux ne sont pour la plupart qu’une protestation contre cette injustice prétendue.

Moins plein de lui-même, sa situation lui serait certainement apparue sous un autre aspect. La fortune, à son début et pendant la première moitié de sa carrière, ne lui fut pas contraire, tant s’en faut. Gentilhomme de naissance et élevé dans une école militaire, un heureux hasard l’avait mis de très bonne heure en relations intimes avec l’homme qui devait bientôt remplir le monde de sa puissance et de sa renommée. Il avait fait auprès du général Bonaparte les premières campagnes d’Italie, celle d’Egypte, puis celle de Marengo. Les récits qu’il nous fait de ces temps héroïques, dans ses Mémoires, n’en sont pas la partie la moins intéressante, bien qu’ils ajoutent peu de faits essentiels à ce qu’on savait déjà. Ils sont animés de ce feu, de cette sympathie que l’on éprouve en se reportant aux souvenirs de la jeunesse, alors surtout qu’elle a été éclatante et