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injustes à leur égard. Il veut toujours croire qu’ils avaient toute facilité de se mouvoir pour le secourir, que les embarras, les entraves contre lesquels il avait à se débattre n’existaient pas pour eux, et que la mauvaise volonté, la timidité ou l’impéritie les arrêtaient seules. Ce que Marmont pensait et disait de ses collègues, ses collègues le pensaient et le disaient aussi de lui. En tout temps, en tout pays, on a vu les hommes trahis par la fortune rejeter les uns sur les autres la responsabilité de malheurs dont quelquefois ils sont également innocens.

La bataille des Arapiles, dans laquelle Marmont fut vaincu par lord Wellington, fut le moment décisif de cette crise. Elle donna enfin aux armes de l’Angleterre un ascendant qui, en forçant les Français à évacuer l’Andalousie et même à se retirer momentanément de Madrid, prépara leur expulsion définitive de la Péninsule. Le récit même de Marmont semble confirmer le reproche qui lui a été fait, de s’être attiré cet échec en exécutant devant un ennemi habile, vigilant et brave, une de ces manœuvres savamment compliquées où il aimait à déployer ses talens stratégiques. Ce qui est moins démontré pour moi, c’est qu’il ait commis, comme on le dit généralement, la faute beaucoup plus grave, beaucoup moins pardonnable, de livrer la bataille sans attendre l’arrivée du roi Joseph et du maréchal Jourdan, qui lui amenaient des renforts considérables, mais avec qui il ne voulait pas, dit-on, partager l’honneur de la victoire. Sans prétendre m’ériger en juge de la controverse qui s’est élevée à ce sujet, je dois dire que les argumens par lesquels le duc de Raguse essaie de prouver qu’il ignorait l’arrivée prochaine de ces auxiliaires, et qu’il ne pouvait pas même l’espérer, me semblent avoir beaucoup de poids.

Atteint d’une blessure très grave, dans laquelle son amour-propre put se complaire à trouver la cause déterminante de sa défaite, le maréchal se vit forcé de résigner le commandement et de rentrer en France. Cette blessure et les ménagemens qu’elle exigeait le mirent à l’abri des premiers éclats de la colère de Napoléon, qui, apprenant au milieu de la Russie le désastre des Arapiles, se montra d’abord disposé à l’en rendre responsable. Bientôt le désastre de la retraite de Moscou vint faire comprendre à l’empereur qu’il n’avait plus le droit de se montrer sévère pour les échecs, ni même, jusqu’à un certain point, pour les fautes de ses lieutenans. Réduit d’ailleurs à la nécessité d’employer ses dernières ressources, de faire appel à tous les courages, à tous les talens que la mort, les infirmités ou le découragement n’avaient pas encore frappés, il confia à Marmont, non encore rétabli de sa blessure, le commandement d’un de ces nouveaux corps, composés en grande majorité de conscrits, avec lesquels, pendant la campagne de Saxe, il devait soutenir une lutte