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avait servi dans la prospérité. C’était assez, c’était trop dans sa vie que d’avoir abandonné Napoléon, alors que l’opinion publique et la fortune s’étaient prononcées contre lui. Abandonner aussi Charles X, devenu impopulaire comme l’empereur, c’eût été un acte déshonorant que rien n’aurait excusé. Marmont était donc condamné par une nécessité morale à combattre pour une cause qu’il réprouvait, pour une politique dont le triomphe l’aurait profondément attristé, contre des hommes qui, le premier jour au moins, personne ne saurait le contester, luttaient pour le droit et pour la loi. Je ne sais si l’histoire présente une autre situation qu’on puisse comparer à celle-là. Il est plus facile de concevoir que d’exprimer la torture morale à laquelle le maréchal fut alors livré.

Peut-être dans ces conjonctures fut-ce un bonheur pour lui que l’imprévoyance du gouvernement, en mettant à sa disposition des forces évidemment insuffisantes, l’eût en quelque sorte absous d’avance de sa défaite. S’il avait eu sous la main une armée vraiment redoutable, il n’aurait pu échapper à cette alternative : ou il serait parvenu à réprimer l’insurrection, et ce succès passager, bientôt suivi d’un retour de fortune que l’état des esprits rendait inévitable, l’eût associé, avec les auteurs du coup d’état, à la responsabilité morale des fautes, peut-être des excès, qui auraient suivi leur victoire, et de la réaction terrible qui en aurait été plus tard la conséquence; ou il eût succombé, ce qui est beaucoup plus probable, et les partisans de ce coup d’état l’eussent accusé de faiblesse et de trahison. Je dis qu’il aurait probablement succombé alors même qu’il aurait eu sous ses ordres un plus grand nombre de soldats : cela ne peut être un objet de doute pour ceux qui ont vu Paris dans ces mémorables journées. Jamais on ne put mieux juger quelle énorme distance sépare une émeute d’une révolution. Avec des forces régulières et de la fermeté, un chef, même médiocrement habile, triomphe de l’émeute la plus redoutable en apparence, lorsqu’il a pour lui la puissance de l’opinion, les vœux des hommes d’ordre, des classes aisées, de la bourgeoisie, lorsque lui et ceux qu’il mène au combat ont, soit à juste titre, soit à tort, mais sincèrement, le sentiment intime qu’ils représentent la cause du droit et des honnêtes gens, et ne craignent pas d’être désavoués par eux. C’est ainsi qu’en 1848 le général Cavaignac a pu vaincre l’insurrection socialiste la plus formidable peut-être qu’on ait jamais vue. En juillet 1830, il en était tout autrement : les insurgés, moins nombreux, moins bien armés, avaient la conscience de combattre pour la défense des lois, dont beaucoup d’entre eux sans doute ne se souciaient que médiocrement, mais qui leur servaient de bouclier; ils savaient que la grande majorité du pays faisait des vœux pour leur succès. Les défenseurs du trône au contraire, sentant que l’opinion leur était