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que le jugement des crimes ne soit pas du ressort du patriarche, cependant « il est rare que les Grecs remettent à la justice turque les voleurs et les assassins de leur religion. Ceux-ci, jugés par le patriarche, sont ordinairement condamnés aux galères, et vont, sur la simple demande du pontife, grossir la foule des criminels enchaînés qui travaillent dans les arsenaux[1]. »

Le firman dit que « les redevances établies par les usages ou les canons au profit du clergé seront supprimées sans distinction. Elles seront remplacées par un revenu fixe pour le patriarche et par l’allocation de traitemens proportionnés à l’importance du rang et des fonctions des autres membres du clergé. » Qu’est-ce que les partisans du concordat français peuvent blâmer dans cet article ? Rien assurément. Voudrions-nous par hasard un clergé propriétaire, et qui n’eût pas ses traitemens inscrits au budget ? Non certes ; mais en Turquie il n’y a pas de budget également payé par tous les sujets de l’empire ottoman : qui donc paiera les traitemens du clergé grec ? Les Grecs évidemment, non plus par redevances, mais à l’aide d’impôts que le firman annonce, et qui seront, soyez-en sûr, plus lourds que les redevances. La fixation des traitemens ecclésiastiques est chose fort bonne, de même que l’admissibilité des chrétiens dans les rangs de l’armée turque semblait aussi aux Européens une grande amélioration. On sait à quoi cette amélioration est venue aboutir : à un impôt nouveau. On avait d’abord déclaré les chrétiens recrutables ; puis des recrutables on a fait des rachetables, et des rachetables enfin on a fait des contribuables. Le droit d’être soldat s’est changé en l’obligation de se racheter du service militaire. Il en sera de même du traitement fixe des prêtres de l’église grecque. Le peuple grec payait ses prêtres par des redevances ; il les paiera par des impôts, c’est-à-dire plus chèrement, sans que pour cela les prêtres soient mieux rétribués. Ils recevront moins, et le peuple donnera plus ; mais le gouvernement turc se vantera et se fera vanter en Europe d’avoir appliqué une des grandes règles du droit administratif européen. Trouver dans les procédés de l’administration européenne le moyen de créer de nouveaux impôts, satisfaire la cupidité des vieux Turcs en affectant le rôle de réformateur, faire payer les abus et les horreurs de l’ancien régime ottoman au prix qu’on paie en Europe la justice, la sécurité et le bien-être, tel est en ce moment le système du gouvernement turc, tel est le trompe-l’œil avec lequel l’Europe se laisse volontairement faire illusion. Elle n’est pas dupe, mais elle veut l’être pour avoir le droit d’être indifférente.

  1. Henri Mathieu, la Turquie et ses différens peuples, t. II, p. 106.