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C’est un grand plaisir de lire un voyageur qui a parcouru quelques-uns des lieux qu’on a vus soi-même et de refaire route avec lui. Il faut cependant quelques conditions pour se remettre en voyage avec plaisir, d’abord que le nouveau compagnon de route que nous prenons nous inspire confiance ; de plus, il faut que nous ayons avec lui quelques ressemblances d’opinion, et, ce qui est encore plus important, quelques différences. Je ne veux en voyage ni quelqu’un qui pense en tout comme moi, ce me serait un écho, ni quelqu’un qui ne pense en rien comme moi, ce serait une dispute ambulante. Mgr Mislin a de ces deux côtés les qualités que je recherche. Il est catholique, chrétien, anti-turc et anti-musulman : voilà les ressemblances. Il n’est guère libéral, il est un peu intolérant, et il est souvent sévère contre la France de 1830 : voilà les différences. Avant tout cependant il est sincère ; il aime la vérité, et il aime à la dire : voilà ce qui m’inspire pour Mgr Mislin une grande confiance, et pour son livre une véritable estime.

C’est le 24 juin 1848 que Mgr Mislin quitta Vienne et descendit le Danube pour aller à Constantinople. Il avait vu à Vienne la révolution qui s’y fit le 13 mars, et il la détestait ; il avait vu aussi, quelques jours auparavant, quel effet avait produit à Vienne la nouvelle de la révolution du 24 février à Paris. « La proclamation de la république en France fut saluée par des cris de joie en Autriche, non-seulement par les anarchistes, mais par les hommes du pouvoir. Ceux-ci craignaient beaucoup plus les idées constitutionnelles que les idées républicaines, et ils croyaient que le renversement des trônes constitutionnels consoliderait les monarchies absolues[1]. » Curieux témoignage, et qui nous donne dès les premières pages une idée de la sincérité de Mgr Mislin ! Voilà quelques-unes de ces joies malveillantes et si tôt punies qu’excita en Europe et en France la chute de la monarchie de 1830. Grand aveuglement que de ne pas comprendre que dans l’état social de l’Europe moderne la question de la forme des gouvernemens a moins d’importance que le fond de tout gouvernement, c’est-à-dire une administration, une justice, une police, une armée, des finances, l’ordre enfin ! Mais, dites-vous, je n’aime pas le gouvernement constitutionnel, c’est un instrument dont il est très difficile de bien jouer. Assurément ; tous les gouvernemens par malheur en sont là : ce sont tous des instrumens de genre différent, dont il est très difficile de bien jouer de nos jours. Ne dites donc pas que le violon vaut mieux que le piano ou la harpe. Ne critiquez pas l’instrument du voisin, fût-il un peu bruyant, et ne vous réjouissez pas quand il est brisé. La chute du

  1. Tome Ier, page 2.