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sur une côte, alors que ses calculs le mettaient encore à 80, 100 et même 120 lieues[1] au large. Souvent ces erreurs d’atterrissage se manifestaient après des traversées relativement assez courtes : ainsi l’on partait de nos ports de l’Atlantique pour se rendre aux Canaries, et l’on ne s’étonnait nullement d’arriver sur la côte de Barbarie aux environs du cap Bon, au lieu de se trouver sous Ténériffe ; c’était pourtant une différence de 80 lieues. Nous avons dit que les constructeurs de cartes apportaient dans leur travail des causes d’erreur dignes en tout point de rivaliser avec celles que nous venons de signaler dans l’estime des routes. Que l’on se figure les chances de danger d’un navire réunissant dans le même sens ces deux erreurs différentes, de manière à former un écart total si monstrueux qu’aujourd’hui on a peine à croire qu’il ait jamais été possible ! Mieux eût valu une ignorance absolue de sa position.

C’est avec intention que j’insiste sur ces détails si importans, et pourtant généralement peu connus, même des personnes que la lecture des relations de découvertes a familiarisées avec certains détails des voyages de mer. Et que l’on ne croie pas que je charge le tableau à plaisir, ou que ces traits ne s’appliquent qu’aux plus arriérés des navigateurs d’alors : c’était le cas général pour tous les marins, même les plus distingués. Nous voyons, par exemple, Bougainville donner comme suffisamment exacte une longitude de Taïti qu’il avait déterminée par la moyenne de onze observations de la lune, bien que les résultats extrêmes différassent entre eux de 7 ou 8 degrés ! Un des officiers les plus distingués de la marine a dit avec raison que dans ces campagnes de plusieurs années d’une navigation pénible et continuelle, comme nos bâtimens de guerre en accomplissent incessamment dans les mers lointaines de la Chine ou du Pacifique, un capitaine, si habile, si prudent qu’il fût, ne s’en trouvait pas moins nécessairement plus d’une fois en danger sérieux. Ce qui aujourd’hui est encore quelquefois vrai l’était toujours il y a cent ans, l’était pour ainsi dire à chaque heure d’une traversée, et cela à tel point qu’en présence des moyens dont nous disposons actuellement, nous avons peine à comprendre qu’il pût se trouver alors des hommes assez téméraires pour exposer leur vie dans de pareilles conditions.

Reste enfin le troisième élément du voyage, l’agent du transport, le vaisseau. Relativement moins imparfait que les cartes ou les moyens d’observation, il était pourtant bien loin de ressembler à ces clippers si fins, si élancés, et cependant si vastes, que nous pouvons admirer aujourd’hui dans nos ports. Lourds, mauvais marcheurs, évoluant difficilement, les navires de commerce en usage

  1. Je parle ici de lieues marines de 5556m, et non de la lieue ordinaire de 4000m.