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formée en son esprit. Ce qui lui était démontré, c’est qu’il était en proie, lui, le fils de l’Italie, à un véritable spleen britannique. Le regard occupé encore par tous les tableaux qui passaient devant lui, aucun ciel, aucun objet ne l’attirait ; il était dans cette situation où on laisse aux moindres hasards un empire absolu sur sa vie. Un instinct l’avait conduit à Paris. Paris sera toujours le pays des aventures ; il en renferme plus, à coup sûr, que l’Océan. Un jour que Giuli promenait à travers les Champs-Elysées sa personne inquiète et désœuvrée, il fut rencontré par le baron de Blesmau, qui l’engagea de la manière la plus pressante à venir lui rendre visite en son château de Vesprie, situé à quelques lieues de Paris. Giuli obéit à sa destinée en acceptant son invitation.

Le baron est un irrécusable témoignage de la grande œuvre démocratique qui s’est définitivement accomplie en France. Quoiqu’il soit d’une famille où un sang héroïque a longtemps coulé, aucun homme assurément n’a moins que lui rien qui puisse rappeler un preux. Il fut autrefois de ces légitimistes attendant leur prince, comme les Juifs attendent le Messie, d’une circonstance mystérieuse, imprévue, extraordinaire, dont les hommes doivent bien se garder de se mêler. Seulement il différait en cela de la race hébraïque, qu’avant tout cette circonstance ne devait pas être un orage. Dès que le tonnerre grondait, il fermait sa fenêtre. Aujourd’hui il se dit arrivé au scepticisme de l’air d’un homme qui est convaincu d’avoir été dans sa jeunesse le jouet des dévouemens irréfléchis et des enthousiasmes aveugles, il a inventé un nouveau système pour récolter le colza. Si sa méthode est bonne du reste, je suis loin assurément de le blâmer. Laissons-le, et disons quelques mots sur sa femme. Ce n’était pas à quelques mots qu’on avait l’habitude de se borner, lorsqu’on parlait, il y a quelques années, de Mme de Blesmau.

C’était une femme tenant un de ces immenses salons qui rappellent, par la multiplicité et par la diversité des figures qui s’y rencontrent, ces fêtes du Brocken où le diable patronne Faust. C’est tout au plus si les morts ne se mêlaient pas aux vivans dans ce lieu de rendez-vous universel, car on rencontrait chez Mme de Blesmau toute sorte de célébrités bizarres, depuis longtemps disparues, qu’à certaines heures elle avait l’art d’évoquer. Puis c’étaient, dans le vrai sens du mot, les lions de toutes les parties du monde. Nena-Saïb y sera certainement l’année prochaine. Comme nombre des esprits qui se plaisent à régner sur ces sortes de chaos, Mme de Blesmau était elle-même une nature assez indigente du côté de l’originalité ; mais elle avait une beauté accomplie qui ne s’était pas effacée encore. Dans cet affreux gouffre des années, où tant de divins attraits sombrent tour à tour, plusieurs de ses charmes surnageaient, entre au-