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de l’esprit, et les légendes ne manquent pas pour entretenir ces préjugés.

Porter des alimens aux morts est une pratique qui fut connue de tout temps en Asie, et les Israélites même s’y laissèrent aller quelquefois, comme on le voit dans le psaume 106. Comment concilier cette coutume avec le dogme de la métempsycose ? Faut-il en conclure que les Indiens d’Amérique attribuent deux âmes à chaque homme ? C’est sans doute le moyen d’accorder ensemble deux croyances qui se contredisent, mais peut-être n’est-il pas besoin de les accorder. Les Indiens ne se piquent pas de logique, et ils se préoccupent si peu de cette contradiction qui donne au même esprit deux destinations différentes, qu’ils en ont encore imaginé une troisième. Celle-là du moins a l’avantage de choquer moins nos idées. L’âme va dans un séjour fortuné qu’on appelle l’île des bénédictions. Une légende fort répandue sur les bords des grands lacs nous fait connaître ces Champs-Elysées. Les gracieuses légendes qui décrivent ces Champs-Elysées du Nouveau-Monde contrastent avec les mœurs farouches des Indiens : elles s’inspirent du dogme de la juste rémunération, qu’ils paraissent cependant ignorer. Doit-on croire qu’ils les aient imaginées ? Ne sont-elles pas sorties de ce berceau du genre humain d’où les Grecs eux-mêmes les avaient emportées ? On peut en dire autant de leurs croyances sur les êtres immatériels qu’ils croient reconnaître partout autour d’eux. Chacun des deux principes du bien et du mal a produit des légions d’esprits inférieurs en puissance, mais animés des mêmes instincts et qui sont ses auxiliaires assidus, des génies, les uns bons, les autres méchans, sont désignés sous le nom commun de manitous. Chaque adolescent est sûr d’être assailli par un mauvais génie. Pour contre-balancer cette maligne influence, il se relègue, dès l’âge de quinze ans, dans la retraite, y fait des prières, et s’impose un jeûne rigoureux, c’est-à-dire une complète abstinence d’alimens, qui doit durer neuf jours. Pendant cette préparation ascétique, il a des visions mystérieuses au milieu desquelles un bon génie se révèle à lui sous la forme d’un quadrupède ou d’un oiseau. Dès qu’il l’a vu plusieurs fois lui apparaître et qu’il a bien reconnu sa figure, il se tient pour assuré de sa protection dans les épreuves et les dangers. Cette assistance cependant ne saurait le tranquilliser, parce que le bon génie peut se trouver plus faible que le mauvais génie. De là une source intarissable d’appréhensions et d’anxiétés, qu’excite encore l’idée que l’air, la terre, l’eau et tous les élémens sont peuplés d’une foule innombrable de ces esprits, toujours en guerre. C’est là encore un trait de ressemblance avec les Hindous, qui, tout en reconnaissant l’unité de Dieu, n’en comptent pas moins trente mille divinités.

Ainsi des analogies de toute sorte rapprochent les Indiens de l’Amérique septentrionale de ceux de l’Asie. En eux se retrouvent les qualités, les défauts, les traditions, le culte des peuplades de l’Hindoustan. Même les nouvelles superstitions qu’ils ont créées sont empreintes du mysticisme de l’Orient. Les vicissitudes de leur existence, l’éloignement de la patrie primitive n’ont point effacé les traits originels, et les différences qui apparaissent entre les phases historiques qu’ont traversées les deux Indes rendent encore plus frappantes ces similitudes de coutumes, de rites, de préjugés. Christophe Colomb les avait sans doute remarquées quand il donna le nom d’Indiens aux hommes qu’il venait de découvrir. Il n’avait pu cependant