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diamans, le corps svelte, les mouvemens gracieux, les écailles nuancées des plus belles couleurs. Ce qui étonnait le plus, c’était son air doux et caressant. Les enfans s’éprirent d’amour pour lui, et bientôt il fut également chéri des personnes de tout âge. On se disputait le plaisir de lui donner les morceaux les plus friands. Ainsi choyé, le serpent grandit avec une étonnante rapidité ; son appétit croissait en proportion, et bientôt tous les chasseurs ne purent lui fournir de quoi satisfaire son insatiable voracité. Le serpent fut donc obligé de se procurer lui-même d’autres alimens ; il prenait avec la même facilité les poissons du lac et les quadrupèdes de la forêt. Enfin ses dimensions devinrent telles qu’en allongeant ses anneaux et en se repliant sur lui-même ; il aurait pu enceindre toute la ville dans son immense contour. Ce fut alors que ses mauvais instincts se déclarèrent. Il se mit à dévorer des enfans et même des hommes. À cette nouvelle, la population s’émut ; on tint conseil ; il fut reconnu que ce monstre menaçait de deux manières de détruire la tribu : en la réduisant à la famine d’abord, puisque toutes les bêtes sauvages suffisaient à peine pour le nourrir, et en second lieu, par la mauvaise habitude qu’il prenait de dévorer les hommes. On résolut donc de se défaire de lui, et l’on remit au lendemain l’exécution de ce dessein ; mais le reptile se mit en défense pendant la nuit : il s’étendit tout autour des remparts, de telle manière qu’il entourait la ville avec les replis de son corps, et qu’il en barrait la porte avec sa gueule effroyable. Les habitans ne laissèrent pas de l’attaquer ; par malheur, aucune arme ne pouvait l’entamer : flèches, pieux, lances, tout s’émoussait contre ses dures écailles. Plusieurs Indiens voulurent essayer de s’échapper en lui passant sur le corps ; mais le reptile, agitant sa croupe écailleuse et se roulant sur lui-même, les faisait tomber au-dessous de lui et les écrasait de son poids. D’autres voulurent sortir par la porte, mais ils furent dévorés. Désespérant de l’emporter dans cette lutte inégale, les habitans se retirèrent dans leurs demeures jusqu’au moment où la faim les força de recommencer l’attaque. Ils engagèrent de nouveau la lutte, mais plus malheureusement encore que la première fois, car ils périrent tous, à l’exception d’une mère et de ses deux enfans, qui avaient toujours eu le serpent en horreur et qui furent sauvés par miracle. Cette femme eut une vision dans sa retraite, et son génie protecteur lui apprit à faire une flèche d’une forme particulière, à laquelle le destructeur de sa tribu ne pourrait pas résister. Elle suivit exactement cet avis ; elle surprit le monstre, qui, après avoir englouti dans ses entrailles des milliers de corps humains, s’était laissé gagner au sommeil. Elle lui lança la flèche magique, et rencontra le seul endroit vulnérable qu’il eût sur le corps. Le reptile, mortellement blessé, se débattit avec fureur. Il démolit une partie des remparts, abattit la moitié de la forêt, déchira profondément les flancs de la colline, et, broyant tout ce qui s’offrait à ses mouvemens convulsifs, il alla tomber dans le lac. Ces gros cailloux qu’on voit encore aujourd’hui entassés sur le rivage, ce sont les crânes pétrifiés des hommes qu’il avait dévorés et qu’il rejeta hors de ses entrailles pendant son épouvantable agonie. Quant aux deux enfans qui s’étaient sauvés, ils continuèrent d’honorer leur mère ; ils épousèrent deux jeunes filles d’une tribu voisine, et c’est de ces mariages qu’est issue la tribu des Sénécas.