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prit son mal en patience. — Osman-Bey est notre maître à toutes ; femmes ou esclaves, nous lui appartenons toutes au même titre, puisqu’il nous a achetées, et il peut faire ce qu’il lui plaît de chacune de nous sans que nous ayons le droit de nous plaindre ou de nous jalouser les unes les autres. D’ailleurs, si quelques-unes de nous pouvaient connaître l’envie, ce ne seraient certes pas celles qu’il a élevées au plus haut rang dont il puisse disposer ; mais ce poste, nous ne l’avons pas conquis : il nous a été accordé, et le bey peut l’accorder à toutes nos compagnes.

— Nos compagnes ! disait la fière Zobeïdeh en haussant les épaules ; tu es ma seule compagne, et tu n’as d’autre compagne que moi. Les autres femmes sont nos servantes…

— Aussi longtemps qu’il plaira à Osman-Bey de nous donner des droits sur elles ; mais du moment qu’il trouvera bon d’en faire nos compagnes, nous ne pourrons nous y opposer.

— Eh bien ! je m’y opposerai, moi ! et tu verras avec quel succès.

Zobeïdeh se vantait en parlant ainsi, car elle ignorait complètement par quels moyens elle pourrait empêcher l’avènement de nouvelles favorites ; mais elle se disait qu’elle en viendrait à bout. Elle ne songea pourtant pas à recommencer ouvertement la lutte qui lui avait assez mal réussi lors de l’arrivée de Maléka, et dont elle était sortie abattue, humiliée et amoindrie. Elle prit le parti de dissimuler et de se tenir prête à saisir la première occasion favorable pour fouler aux pieds sa rivale. En attendant, elle éprouvait comme une double jalousie : jalousie pour son propre compte et pour le compte de Maléka, qui ne ressentait pas suffisamment, selon elle, l’injure qui lui était faite. Zobeïdeh avait, pour ainsi dire, adopté Maléka, et il lui semblait qu’elle était offensée dans la compagne qu’elle ne s’était pas donnée, mais qu’elle avait acceptée.

Sa nouvelle rivale n’était pourtant pas digne d’exciter son courroux. C’était une pauvre fille, douée de quelque fraîcheur et d’un embonpoint franchement oriental qu’elle devait à son extrême paresse, à son apathie presque complète et à une gourmandise sans pareille. Quand elle se vit distinguée par le maître, elle ne considéra son élévation que sous un seul aspect, la liberté qu’elle aurait de ne rien faire. Du reste, la pensée de s’établir à demeure dans cette dignité ne se présenta seulement pas à son esprit. Elle ne se dit pas non plus que sa gloire ne serait qu’éphémère. L’avenir n’existait pas pour elle, ou du moins elle ne s’en préoccupait pas, non par résignation, ni par oubli, mais parce qu’elle était incapable de concevoir deux idées ayant quelque suite. Si Zobeïdeh n’eût été qu’ambitieuse, elle eût entouré d’attentions cette rivale insignifiante et inoffensive, qui fût devenue (qu’on me passe l’expression) comme un paratonnerre pour le harem ; mais Zobeïdeh