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errante l’avait amenée à jouer un rôle. Plusieurs fois elle avait parlé à Zobeïdeh de femmes prudentes qui n’avaient pas permis que la vie de leurs rivales se prolongeât au-delà d’un temps fort court, de mères tendres et zélées qui avaient écarté de l’héritage paternel tous ceux qui auraient pu y prétendre. Zobeïdeh aimait beaucoup ces tristes histoires de la Grecque ; et celle-ci se montrait de son côté fort attachée à sa maîtresse. La Circassienne résolut de s’adresser à la vieille esclave (quarante ans, c’est la vieillesse en Turquie), et, pour la sonder, commença par lui demander une des histoires qu’elle s’entendait si bien à conter. Soit hasard, soit malice, l’aventure choisie par la Grecque répondait parfaitement à la situation d’esprit où se trouvait Zobeïdeh : il s’agissait d’une suite d’empoisonnemens commis par une petite fille de douze ans, à la physionomie douce et candide, et dont jamais la scélératesse n’avait pu être découverte.

Quand l’histoire fut terminée, Zobeïdeh demanda de l’air du monde le plus indifférent s’il existait encore à Stamboul ou ailleurs des femmes comme celles qui procuraient à la petite empoisonneuse les moyens d’accomplir ses criminels projets. Sur la réponse affirmative de la vieille esclave : — Je serais curieuse de connaître une de ces femmes, dit Zobeïdeh ; elles doivent s’entendre à composer divers philtres ou cosmétiques, et les recettes qu’elles peuvent donner ne sont jamais de trop dans un harem. — Feignant de prendre au sérieux la frivole curiosité sous laquelle Zobeïdeh cachait son désir de s’assurer des moyens de vengeance, la Grecque lui promit de la mettre en rapport avec une de ses compatriotes, réputée savante parmi les plus savantes. Il restait à l’introduire dans le harem sans encourir la colère ni éveiller les soupçons du maître, et il fut convenu que la malheureuse serait présentée à Zobeïdeh comme une pauvre femme d’autant plus digne d’intérêt, qu’on la dirait prête à changer de religion et à se faire musulmane.

Tout se passa comme Zobeïdeh l’avait ordonné. La vieille esclave n’eut pas de peine à découvrir son ancienne camarade, et la conduisit à sa maîtresse. La mère d’Osman Bey, qui se trouvait avec Zobeïdeh lorsqu’on vint annoncer cette femme, fit observer à la Circassienne que son fils désapprouvait fort l’introduction dans le harem de personnes étrangères. Zobeïdeh répondit que l’interdiction conjugale ne portait que sur les visites de complimens, et non sur celles qui avaient la charité pour cause et pour but. Un hôte pauvre est un don d’Allah, ajouta-t-elle d’un air contrit ; je connais cette femme par ce que m’en a dit une de mes esclaves. C’est une femme âgée, tombée dans la misère, et qui aspire à connaître la vraie religion. — Un peu embarrassée du ton grave et solennel de Zobeïdeh, la mère d’Osman ne sut répondre qu’en haussant les épaules et en lui tournant le dos. La partie était gagnée, pour le moment du moins, et