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davantage. Je me suis servi du roman pour exprimer ma pensée, parce que je me suis aperçu que, de toutes les formes de production intellectuelle, le roman était aujourd’hui la plus populaire, la plus propre à répandre les vérités que je défends. Le choix du roman est plutôt une ruse innocente de chrétien qu’une satisfaction donnée à mes instincts littéraires. Si mes romans ont plus de lecteurs que ma chaire n’aurait d’auditeurs, mon calcul est bon, et je me félicite de mon choix, non plus au nom de l’art, mais au nom de la vérité. »

Et quelle est cette vérité ? Rien de plus que l’anglicanisme. Autant tout à l’heure nous étions disposé à donner raison à M. Kingsley lorsque nous le surprenions en flagrant délit d’infidélité envers l’art par amour pour la vérité, autant nous sommes choqué lorsque nous comprenons quelle est cette vérité. L’intelligence éprouve un certain dépit en découvrant que les croyances auxquelles on lui propose de se conformer n’ont rien de général et d’universel, et qu’au lieu de sortir directement de la conscience humaine sans acception de temps et de lieu, elles ont leur origine dans une certaine civilisation locale et dans des mœurs exposées à l’action destructive du temps. Plus que tous les autres écrits de ce temps-ci, les œuvres de M. Kingsley font sentir l’importance de cette morale éternelle et universelle, dont toutes les morales particulières ne sont que des formes imparfaites, peut-être par le soin même que prend M. Kingsley de rendre la doctrine qu’il professe la moins exclusive possible. M. Kingsley en effet ne néglige rien pour mettre ses croyances anglicanes, en harmonie avec l’état des sciences et la situation des esprits modernes, et cette préoccupation ne sert qu’à faire mieux ressortir encore ce qu’il y a d’exclusif dans le point de vue auquel il s’est placé. Si nous avions affaire à un anglican entêté, qui refusât obstinément de sortir de son église, nous serions plus scandalisés peut-être, mais à coup sûr nous éprouverions moins de dépit. Nous nous révolterions peut-être au nom de la croyance dans laquelle nous avons été élevés, et nous opposerions drapeau contre drapeau. Nous sentirions mieux l’injustice avec laquelle l’auteur traiterait telle ou telle forme de la vérité, mais nous sentirions moins l’importance de cette vérité universelle qui échappe à toutes les sectes. M. Kingsley au contraire, par son grand esprit de tolérance, par ses tentatives de conciliation, par ses échappées innombrables dans les domaines de la philosophie et de l’histoire, nous force à reconnaître que la croyance pour laquelle il se donne tant de laborieux soucis et tant de peines méritoires n’a qu’un intérêt secondaire. M. Kingsley n’a pas échappé à la loi qui préside à toute tentative de conciliation et de compromis ; dans toute transaction, le maître véritable, le dominateur n’est pas celui qui propose, mais celui qui reçoit et accepte