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les y pousse. C’est là l’histoire de l’infortuné John Briggs, le caractère le mieux étudié et le personnage le plus original du nouveau roman de M. Kingsley. Il y a longtemps que nous n’avions contemplé un portrait aussi ressemblant de cette créature excentrique qu’un illustre critique contemporain a si bien nommée l’animal poète. Les faiblesses maladives, les vanités plus maladives encore, les folles imaginations, les soupçons subits et inexplicables, les colères enfantines, le dévouement réclamé avec exigence et laissé sans récompense, l’impérieux besoin d’être aimé et le besoin plus impérieux encore de torturer les cœurs qui nous aiment, tous les traits de la physionomie de cette créature ingrate, tendre, égoïste, passionnée, décevante, irrésistible, plus coquette qu’une femme, plus capricieuse qu’un enfant, plus perfide qu’un diplomate, plus vaine qu’un sauvage, ont été analysés et mis en relief avec une sagacité singulière.

L’histoire de John Briggs est fort dramatique et mérite d’être racontée : nous en avons tous plus ou moins connu quelques épisodes. John Briggs appartenait à une honnête et pauvre famille anglaise qui l’avait placé en qualité d’employé chez M. Thurnall, l’apothicaire de la petite ville de Whitbury. Vous pouvez imaginer aisément les ennuis du jeune poète livré à des occupations qui répugnent à sa nature. Inquiet, rêveur, distrait, jamais son attention n’est dirigée vers l’accomplissement des petits devoirs pratiques que lui impose sa condition : il égare les adresses des cliens, brouille les médicamens, se trompe de formules, le tout le plus innocemment du monde, en poursuivant une image ou en caressant une chimère. Ses sottises cependant lui étaient pardonnées, car John s’était attiré la sympathie de M. Thurnall, qui, doué lui-même d’une intelligence délicate, avait compris avec quels ménagemens et quelle indulgence devait être traité un caractère qui ne pouvait être jugé selon les règles ordinaires. Il n’en était pas ainsi de son fils Tom, dont la nature robuste et pratique avait instinctivement en aversion cette nature contemplative et frêle. Les deux jeunes gens se haïssaient sans l’avouer tout haut ; John sentait le mépris dans chacune des plaisanteries de Tom, et il lui rendait ce mépris en invectives insolentes. Enfin un jour, à la suite d’une querelle occasionnée par une de ses nombreuses étourderies, John quitte brusquement la boutique de M. Thurnall, s’échappe de la maison paternelle, et se dirige, pauvre d’argent, mais riche d’espérances, vers la capitale du royaume-uni, pour y trouver la gloire de Shakspeare ou la mort misérable de Chatterton.

Pendant de longues années, on n’entendit plus parler de lui à Whitbury, et les échos de la renommée ne rapportèrent pas à sa