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est prodigue de prévenances inquiétantes ? En révélant le secret à Lucie, peut-être a-t-il l’intention machiavélique de détruire à son profit les derniers restes de l’affection qu’elle peut avoir pour lui, Elsley. Quoique chimériques, les craintes d’Elsley n’étaient cependant pas sans fondement. Il était un secret au moins qui n’avait pas échappé au regard du major Campbell : c’est que Lucie, la femme qu’il avait inutilement aimée, qu’il aimait encore, n’était pas heureuse. Une nature vulgaire aurait éprouvé en pareille occasion un secret plaisir et se serait sentie comme vengée ; sa belle âme, au contraire, avait été blessée et irritée ; comment cet homme se permettait-il de négliger une femme que lui avait tant aimée ? En vrai chevalier errant, il voulut se faire redresseur de torts. De là ses prévenances imprudentes et son empressement étourdi auprès de Lucie. Elsley se méprit sur la nature du sentiment qui le faisait agir, et une sorte de duel silencieux s’engagea entre ces deux hommes, à l’insu de tout le monde et d’eux-mêmes. L’issue en fut fatale pour Elsley. Un jour, dans une promenade, Lucie, poussée par un caprice subit, pria Elsley de lui cueillir une fleur sauvage qui avait poussé entre les crevasses d’un précipice ; sur le refus d’Elsley, Campbell, au risque de sa vie, commit l’étourderie chevaleresque, mais coupable, de satisfaire ce désir imprudent. À peine la fleur était-elle remise entre les mains de Lucie, qu’Elsley avait disparu.

Il avait disparu pour ne revenir jamais. Il partit plein de colère la tête brûlante, errant, par une nuit d’orage, à travers les montagnes, sur le bord des précipices, cherchant un lieu assez désert où il pût mourir loin des hommes, de leurs reproches insultans et de leur pitié plus insultante encore. Puis, lorsque le jour l’eut surpris, ruisselant de pluie et grelottant de fièvre, il se mit en marche pour Londres avec les quelques souverains qu’il avait en poche au moment où le démon de la frénésie s’était emparé de lui, bien décidé à ne pas retourner en arrière, à ne solliciter aucun pardon, à ne jamais en demander aucun. En vrai poète qu’il était, il appela la mort, non pas cette mort violente et maladroite qui tue sans faire savourer à sa victime les voluptés du néant, mais une mort savante, à la fois impitoyable et caressante. L’opium lui donna cette mort enveloppée de visions et de songes, d’agonies cruelles, de surexcitations passionnées et d’atonies moroses, si semblable à la vie qu’il avait menée. Après bien des recherches, Tom Thurnall et le major Campbell le trouvèrent dans un grenier de Londres, affamé, presque nu, buvant la mort à larges doses, déjà hébété, suant les sueurs de l’agonie, en proie aux tressaillemens du dernier frisson, mais encore fier, intraitable, vindicatif, sensible même comme autrefois aux nobles émotions. Lorsqu’il aperçoit le major, la rage assoupie se réveille au fond de son cœur : il saisit un pistolet et fait feu ; puis,