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honteux de cette lâcheté, il cherche à s’en punir par le suicide. Son esprit, hébété par l’opium, se réveille en sursaut, et trouve encore un dernier élan d’enthousiasme en apprenant les triomphes des armées alliées en Crimée. Quand il doit mourir, son cœur, enfin délivré de tous ces fantômes tyranniques qui en avaient comprimé la tendresse, s’ouvre au repentir. « Il se tourna encore une fois vers Lucie avant que la nuit de la mort l’eût complètement enveloppé, et il la regarda en face avec ses beaux yeux pleins d’amour. Puis les yeux pâlirent et s’éteignirent ; mais ils la cherchèrent encore avec une expression douloureuse longtemps après qu’elle eut caché sa tête sous la couverture, incapable qu’elle était de supporter la vue de cette agonie. »

Les défauts et les vices de ces natures exclusivement intellectuelles, chez qui le talent prédomine au détriment du caractère, chez qui l’idée d’art absorbe toutes les autres idées, même celle du devoir, et étouffe tous les sentimens, même les plus doux, même les plus faciles, les moins exigeans, ont été accusés par M. Kingsley avec une sévérité extrême, mais non pas avec injustice. S’il a attaqué ces défauts avec tant de vivacité, ce n’est point pour appeler le mépris des sots sur les dons les plus élevés que Dieu ait faits à l’homme, ni pour satisfaire ces instincts de basse envie qui rongent les sociétés en décadence : c’est pour flétrir l’abus de ces dons précieux, comme il mérite d’être flétri, c’est surtout pour démontrer par un exemple dramatique la vérité de la thèse qu’il soutient. Que manquait-il à Elsley ? Rien qu’une croyance ferme et inébranlable, à laquelle il aurait dévoué les dons brillans qu’il avait reçus. Elsley a pris les moyens pour la fin : il a voulu transformer le pénible combat de la vie en un tournoi splendide, il a cru au triomphe, parce qu’il se sentait possesseur des armes qui servent à triompher. Voilà pourquoi Elsley a été puni ; mais son châtiment est au nombre de ceux qu’il n’appartient pas toujours aux hommes de juger. Malgré toutes ses colères, M. Kingsley est un esprit trop éclairé pour n’avoir pas fait cette réserve en faveur de son coupable héros, et il l’a faite en des termes éloquens que nous croyons bons de reproduire dans des jours où il est de mode d’égayer les âmes infimes, serviles et lâches, en étalant avec complaisance les sottises et les faiblesses des hommes de génie.


« Et maintenant le lecteur comprendra que si l’on peut rire d’Elsley, c’est qu’à tout prendre il vaut mieux rire de lui que l’injurier ; mais il ne faudrait pas cependant que Mme Philistia et M. Fogeydom se crussent le droit de le regarder comme une personne méprisable ou seulement ridicule, et se permissent de penser : Ah ! s’il nous avait ressemblé !

« S’il n’avait eu aucune qualité et qu’il eût été simplement ridicule, Lucie ne l’aurait pas aimé, et nous-même nous l’aurions exclu de cette histoire