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comme un personnage déplaisant et qui n’avait pas droit d’y paraître. On ne rit pas de bon cœur d’un homme pour lequel on n’a pas un amour secret, et cet amour, Elsley le méritait. C’est certainement une question que de déterminer la valeur qu’on doit attacher au talent, à l’imagination et autres dons intellectuels ; mais il y avait en lui plus que du talent : il y avait en lui, au moins en pensée et en essence, vertu et magnanimité.

« Oui, cela est vrai, la meilleure partie de lui-même, — peut-être même tout ce qu’il y avait de bon en lui, — s’est dépensée en paroles et non en actes : c’est dans ses œuvres, et non dans sa vie, qu’il faut aller la chercher ; mais on l’y trouvera si on l’y cherche, et, si vous le lisez, vous reconnaîtrez que, quelque sujet qu’il ait traité, il l’a considéré sous l’aspect le plus noble, le plus pur, le plus élevé. Quelque extravagant qu’il soit dans ses opinions sur la licence qui est permise aux poètes, cette licence n’est jamais chez lui synonyme d’immoralité. Il aime à première vue et il reproduit avec amour tout ce qui est chevaleresque et noble, tendre et vrai. Il est aussi très possible que la bonne opinion qu’il avait de ses poèmes ne fût pas entièrement fausse, que ses paroles aient réveillé çà et là dans bien des cœurs l’amour de ce qui est beau moralement et physiquement, qu’il ait fait souvenir plus d’un lecteur qu’il y a tout à la fois pour le corps et l’âme de l’homme des formes possibles d’une beauté plus grande que celles que contemplent maintenant nos yeux, que ces formes se sont révélées déjà, quoique fragmentairement, sur la terre, qu’elles sont destinées peut-être à reparaître et à se combiner enfin avec une expression parfaite dans quelque condition idéale, et, selon les paroles du poète, dans un avenir divin vers lequel marche toute la création. »


Cette noble réserve si noblement exprimée nous fait connaître pleinement l’opinion de M. Kingsley. En général il est très sévère aux rêveurs de toute sorte, poètes, moines, mystiques, et s’il maltraite le pauvre Elsley, nous nous rappelons certaines pages où il n’a pas mieux traité sainte Catherine de Sienne et saint Jean de la Croix. L’égoïsme hautain de ces natures purement spéculatives enivrées de leurs rêves, le suicide à la fois moral et physique auquel un voluptueux dévouement à de belles chimères entraîne ces âmes enflammées, le souci qu’elles ont de ce qui n’est pas, le mépris qu’elles font de ce qui est, lui inspirent une sorte de répulsion compatissante que nous aurions peine à comprendre sur notre continent, mais qui est très conforme à l’esprit anglais. M. Kingsley, comme tout homme éclairé et d’une intelligence raffinée par l’étude, est sensible à la beauté ; mais, en véritable Anglais qu’il est, il veut que la beauté soit unie à l’utilité, et elle ne lui plaît que lorsqu’elle s’est abaissée modestement aux conditions de la vie domestique. Tel est en général le critérium esthétique et moral d’après lequel il juge non-seulement les œuvres d’art et les doctrines, mais les religions et les caractères historiques. Les caractères qui cherchent dans le christianisme de belles visions et de grandes promesses, au lieu d’y chercher d’abord une règle de vie pratique applicable à chaque instant