Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/666

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impossibles à démontrer, de caprices occultes qui commençaient sans cesse et ne finissaient jamais, une succession d’enchantemens aussi délicieux que ceux de l’Arioste. À cette heure de demi-jour, ce que l’on apercevait était encore plus merveilleux que l’inconnu ; les physiciens avaient peur eux-mêmes de leurs joujoux et de leurs automates : en regardant à travers leurs lunettes, ils croyaient voir dans l’avenir. »

Browne est un de ces heureux savans. Ce qui le pousse à son œuvre, c’est toute la partie ardente, aventureuse et passionnée de son être. Il recourt au témoignage des faits pour satisfaire de fabuleuses curiosités, pour savoir ce que l’expérience peut lui apprendre sur l’influence des dates ou sur les nombres de Pythagore. S’il tâche de pénétrer dans la secrète organisation des choses, c’est pour y poursuivre de charmantes visions, et à chaque détour de la route il ne serait pas trop étonné de déboucher sur le royaume des fées. Devant la force insaisissable pour lui qui fait congeler les liquides, l’idée lui vient que peut-être les cataractes et les apoplexies sont aussi l’effet d’un esprit congélateur. En contemplant la croûte arborescente et foliacée dont l’eau se couvre en gelant, il se demande s’il n’assiste pas à une résurrection et à une seconde vie de l’essence des végétaux, à la preuve qu’ils portent en eux une sorte d’âme ou d’individualité indestructible, car il croit avoir observé que ces formes de plantes se produisaient surtout « sur les eaux qui contenaient quelque sel ou quelque germe végétal. » A la vue du lait ou du sang qui se caille, il est pris d’une espérance encore plus magnifique : n’y aurait-il pas là quelque chose d’analogue à la formation de l’oiseau dans l’œuf ou à cette coagulation du chaos qui a enfanté notre monde ?

Que l’on ne s’arrête pas trop cependant à ces présomptions et à ces conjectures qui dirigeaient les recherches du médecin de Norwich. Cela était du temps : quand on ne sait pas ce qui est, on ne peut arriver à le découvrir qu’en cherchant ce qui n’est pas. Pour bien juger Browne, il convient de mesurer surtout ce qu’il a fait. Replaçons-le au milieu des savans de son époque, des Robert Fludd, des docteur Dee et des Digby ; rappelons-nous combien le XVIIe siècle à son début se ressentait encore du XVIe, combien, avec sa méthode expérimentale, il se bornait volontiers à changer la magie noire en une sorte de magie naturelle ou de physique prestigieuse, — et nous nous apercevrons vite que Browne n’est point un continuateur de la science chimérique, qu’il marche au contraire sans repos pour s’en éloigner, et que la tendance à laquelle il obéit est bien celle qui devait finir par l’expulser. Il a toute l’imagination de ses devanciers, et il a leur curiosité encyclopédique et décousue ;