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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/789

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le 1er mars mes acteurs donnèrent Egmont, le 16 Jules César, le 22 Iphigénie, le 31 Griseldis, sans parler du répertoire courant ; une seule de ces pièces, Egmont, avait déjà été mise à l’étude, les autres étaient des créations nouvelles. Nous fûmes souvent forcés, on le comprendra, de consacrer une partie de la nuit aux répétitions. Tous mes artistes acceptèrent vaillamment ces fatigues, tenant à honneur que le théâtre de Düsseldorf mourût dans tout l’éclat de son activité. » La dernière soirée fut en effet l’une des plus brillantes. La pièce finie (c’était la Griseldis de M. Frédéric Halm), le rideau tombé se releva, et une actrice habile, Mme Limbach, vint réciter aux spectateurs ces touchans adieux d’Immermann :


« C’est pour la dernière fois que la toile se lève sur ce théâtre où depuis trois hivers les images de la vie, images sereines ou sombres, ont passé tour à tour sous vos yeux. Les heures se hâtent ; voici déjà l’heure triste qui dissoudra notre union. Le destin va disperser à tous les vents ceux qui, animés d’un même zèle et mettant leurs efforts en commun, se dévouaient ensemble aux créations de l’art.

« Tel est le sort de la vie ! tout à coup un souffle heureux caresse le bouton prêt à s’épanouir. La fleur s’ouvre, elle sourit, — et se fane. De même aussi le bonheur que nous avons goûté, la joie d’exercer au milieu de vous notre activité créatrice, n’a duré qu’un moment. À peine les discordances des premiers temps s’étaient-elles fondues et effacées, à peine les pierres, harmonieusement unies, avaient-elles formé l’édifice, que la nécessité, de sa main brutale, a renversé notre œuvre.

« Mais, dans ces lieux destinés précisément à nous affranchir des soucis pesans de la vie, considérons avec sérénité les choses même les plus tristes. Si notre scène meurt ici dans tout l’éclat et la fraîcheur de la jeunesse, au moment où elle était consacrée au culte de la poésie, fille des dieux, n’est-ce pas au fond une bénédiction du ciel ? La mort réputée de tout temps la plus heureuse, c’est celle qui subitement, d’un coup rapide, fauche un être encore dans toute sa force, oui, celle qui frappe avant que la vie ait éteint peu à peu la conscience, énervé le cœur et l’esprit.

« Ces morts heureuses sont l’image de notre chute, et cette pensée nous console. Chacun de nous ici luttait encore, chacun avec audace tentait encore de nouvelles choses, bien des couronnes proposées à nos efforts n’avaient pas encore été victorieusement gagnées ; la banalité, cet écueil devant lequel viennent échouer à la longue toutes les œuvres de l’homme, n’avait pas encore déshonoré notre scène : il y avait eu des fautes, qui le niera ? des maladresses, qui oserait le contester ? Mais nous le disons avec confiance et vérité, toutes les fautes commises ici, c’est le zèle qui les a commises, ce n’est pas la lassitude et l’indifférence.

« Ainsi que cette salle se ferme à l’heure la plus opportune peut-être ! Ainsi séparons-nous sous une étoile propice ! — Pour accompagner nos pas, pour bénir notre voyage, laissez-nous espérer que, si nous ne sommes pas arrivés devant vous au but que nous poursuivions, vous nous suivrez en esprit,