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LA POÉSIE GRECQUE DANS LES ÎLES-IONIENNES.

d’Ali répandit la terreur dans la cité : les mosquées se remplirent de supplians, les femmes et les filles sortirent en tumulte du harem pour embrasser encore une fois leurs époux et leurs pères. Ceux-ci, l’âme troublée par de sinistres pressentimens, se décidèrent à quitter la ville, et arrivés au pied des coteaux où campait Ali, ils se retournèrent pour saluer la cité natale d’un regard attendri.

Le vizir les attendait, entouré d’un corps de trois mille soldats. À cette vue, tous se précipitèrent à ses pieds. Ali sembla contenir avec peine son émotion ; ses yeux se mouillèrent de larmes ; il releva les vaincus, il les nomma ses frères et ses fils, les bien-aimés de son cœur, et, après beaucoup de paroles touchantes, il les engagea à se rendre dans le khan de Valiaré, où il devait leur faire connaître définitivement ses intentions. Deux heures après, Ali, revêtu d’habits splendides, descendait de la montagne en palanquin. Il monta ensuite dans une magnifique calèche et se dirigea vers le khan. Arrivé dans l’enceinte où étaient réunis les Gardikiotes, il s’y promena silencieusement et la mesura ; puis il partagea les prisonniers en deux groupes. Il parcourut ensuite le front de ses troupes, arracha tout à coup une carabine des mains d’un soldat, et cria d’une voix forte : Vras ! (tue !). Mais ses soldats, peu disposés à égorger des musulmans, restèrent un moment immobiles, puis éclatèrent en murmures, et finirent par jeter leurs armes. Le pacha, furieux, essaya en vain de les haranguer. Le corps auxiliaire des Mirdites[1] ne se montra pas plus docile. Les Gardikiotes se croyaient sauvés. Ali écumait de rage. Vaïas vint à son aide : « Je t’offre mon bras, dit-il ; que tes ennemis périssent ! » Et il s’élança sur les captifs avec les hommes soumis à son commandement. Personne n’échappa au massacre. Sept cents cadavres furent laissés sans sépulture dans l’enceinte du khan, dont on mura la porte, sur laquelle on mit cette inscription : « Ainsi périssent tous les ennemis de la maison d’Ali. »

Le jour même de cette terrible exécution, Demir-Dosti et soixante-dix beys, prisonniers au monastère de Sotiros, situé au milieu du lac de Janina, périrent sous le fer des bourreaux. Le vizir se rendit ensuite à Gardiki. Les femmes et les filles, après avoir été livrées aux insultes d’une soldatesque farouche, furent traînées à Libochovo, où Chaïnitza les accabla d’injures, leur fit ôter leur voile et raser la tête. Elle foula aux pieds cet amas de cheveux dont on remplit les coussins de son divan, et prononça l’arrêt suivant, qui fut répété par les crieurs publics : « Malheur à quiconque donnera un asile, des vêtemens et du pain aux femmes, aux filles et aux enfans de Gardiki ! Ma voix les condamne à errer dans les forêts, et ma vo-

  1. Albanais de la Mirdita.