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faire évanouir cette fantasmagorie : il est impossible qu’une contrée aussi étendue que toute l’Europe, située à peu près sous la même latitude, n’offre pas la même variété de climats. Si la Sibérie confine d’un côté aux glaces éternelles, de l’autre elle arrive jusqu’aux plaines torrides de la Tartarie. Comment supposer toutefois qu’un pays dont le séjour était infligé comme un châtiment fût, sous plus d’un rapport, préférable à la Russie elle-même ? Comment admettre qu’un puissant empire, à moins de rencontrer dans la nature d’insurmontables obstacles, n’eût point cherché à tirer parti d’un immense territoire ?

La Russie a partagé longtemps sur les richesses naturelles de la Sibérie l’ignorance du reste de l’Europe. Il a fallu les loisirs d’une longue paix, les résultats obtenus par les colons européens que la guerre ou l’exil avait jetés violemment par-delà l’Oural, les instances d’officiers intelligens, pour appeler l’attention de la cour de Pétersbourg sur ses provinces d’Asie. Le voyage d’Alexandre Ier dans l’Oural, en révélant au souverain toutes les ressources du pays, fut pour la Sibérie le point de départ d’une ère nouvelle où chaque année a été marquée par un progrès. Bientôt après, le premier voyageur européen qui ait parcouru ces contrées, le lieutenant Erman, croyait devoir publier le récit de ses explorations pour combattre les préjugés accrédités en Occident contre la Sibérie, et signaler aux hommes politiques les élémens de puissance et de richesse que la Russie avait déjà su faire naître dans ses possessions les plus lointaines. L’Europe se méprit cependant sur le but que poursuivait la cour de Pétersbourg. Comme les voyageurs anglais rencontraient partout la main de la Russie, chez les tribus errantes de l’Asie centrale aussi bien qu’à la cour de Téhéran, l’opinion s’enracina que le renversement de l’empire anglo-indien était l’objet secret de tous ses efforts. C’était pour arriver à la conquête de l’Inde que la Russie rangeait peu à peu sous son autorité et disciplinait à l’européenne les hordes de la Tartarie, qu’elle acquérait par des pensions ou par la force l’alliance de tous les princes, qu’elle introduisait la navigation à vapeur sur toutes les mers intérieures de l’Asie. Ces appréhensions paraissent excessives. La Russie sait depuis longtemps que l’Inde est le point vulnérable de la puissance anglaise : elle peut, avec ce mystère et cette persévérance qui sont les deux caractères de sa politique, se préparer les moyens d’atteindre son ennemie sur les rives de l’Indus dans le cas d’une nouvelle lutte ; mais elle songe plutôt à précipiter les populations musulmanes de l’Asie sur l’Hindoustan qu’à en tenter elle-même la conquête. Sa domination rencontrerait sur les bords du Gange les mêmes causes de faiblesse que la domination anglaise : l’éloignement de tout point d’appui,