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siège, poussa un cri, et nous partîmes avec une vitesse effrayante. C’était vraiment beau à voir. Notre Kirghiz était dans le ravissement ; il parlait à ses chevaux comme à des créatures humaines. Il se retourna pour juger de l’effet que cette course produisait sur nous, et fut charmé de voir que nous y prenions plaisir. De l’extrême vitesse une seule parole ramenait ces fiers coursiers au simple trot ; quelques instans après, un mot leur faisait reprendre le galop, et le Kirghiz continuait à leur parler jusqu’à ce qu’ils se lançassent comme des chevaux de course ; puis il modérait de nouveau leur allure, faisant d’eux absolument tout ce qu’il voulait. Jamais chevaux de cirque ne furent plus obéissans ; pourtant nous étions en plein steppe, et le Kirghiz n’avait rien pour les retenir, s’ils s’étaient emportés. Cet homme eût fait un cocher incomparable, non-seulement pour son habileté à conduire, mais encore pour le soin qu’il prenait de ses chevaux, que le fouet ne touchait jamais. Nous le quittâmes à regret. Bien des années se sont écoulées depuis, et je n’ai jamais oublié les émotions de cette course à travers le steppe. »


Encore quelques pas vers le sud, et toute trace de montagnes disparaît : le fleuve Oural établit entre l’Europe et l’Asie une ligne de démarcation purement conventionnelle, car rien dans la configuration du terrain, dans le climat, dans les mœurs et les habitudes des populations, ne peut indiquer au voyageur s’il a quitté les régions occidentales pour l’Orient. En réalité, le steppe commence au Volga et se prolonge sans interruption par-delà la Mer-Caspienne et la mer d’Aral jusqu’aux frontières de la Chine et de la Perse, fertile et verdoyant chaque fois qu’un cours d’eau entretient la végétation, aride et sablonneux sur tous les points où l’ardeur du soleil et l’incurie de l’homme ont tari les puits et desséché les ruisseaux. C’est cette région immense, intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, itinéraire obligé de toutes les caravanes de l’Asie centrale, que la Russie a entrepris de soumettre à son autorité. Elle y rencontre des populations nomades, les Kirghiz des trois hordes, qu’elle a expulsés de Sibérie au commencement du XVIIIe siècle. On sait que, cinquante ans plus tard, une partie des Kirghiz de la Petite-Horde, inquiétés par des voisins trop puissans, demandèrent asile et protection à Catherine II, qui les établit entre le Volga et la Mer-Caspienne. Au commencement de ce siècle, ces Kirghiz voulurent retourner dans le Turkestan : ils trouvèrent sur les bords de l’Oural les Cosaques que la Russie avait installés sur les deux rives du fleuve, et qu’elle avait attachés au sol par des concessions de terre. Ces Cosaques arrêtèrent les émigrans au passage et les rejetèrent en Europe, les condamnant ainsi à subir éternellement la domination russe. Du reste, la portion de la Petite-Horde qui n’a pas émigré avec Nourale-Khan, et qui est demeurée à l’est de l’Oural, a perdu également son indépendance : ce sont ces Kirghiz baskhirs qui viennent hiverner au pied des derniers