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LA POÉSIE GRECQUE DANS LES ÎLES-IONIENNES.

aux armes. Catzantonis partageait leur conviction. Aussi accepta-t-il avec joie la dignité de polémarque qu’on lui décerna comme au plus brave. Ali surveillait de Prévésa les préparatifs des armatoles. Heureusement pour le vizir, Catzantonis, attaqué de la petite vérole, tomba sérieusement malade. À peine avait-il repris quelques forces que, ne pouvant supporter l’inaction, il partit pour l’Agrapha avec son frère George, afin de respirer l’air libre et pur des sommets du Pinde. Il s’arrêta quelques jours dans un couvent où les caloyers le soignèrent avec affection. Cependant il n’ignorait point que l’œil du vizir pénétrait partout. Craignant donc quelque trahison, il gagna avec George un pic inconnu de tous ; mais un prêtre, qui s’était chargé de leur apporter quelque nourriture, vendit au pacha le secret de leur retraite. Soixante Albanais, commandés par Joussouf-l’Arabe, environnèrent tout à coup le rocher. Catzantonis, toujours malade, était hors d’état de se battre. Son frère le prit sur ses épaules et commença à gravir la montagne en repoussant les ennemis à coups de carabine. Blessé, George aurait pu fuir encore, mais il aima mieux se rendre afin de partager la destinée de Catzantonis.

Dans le poème de M. Valaoritis, la seconde partie me paraît surtout remarquable : c’est celle où le poète raconte le supplice de Catzantonis.


« Et un matin, à l’ombre du platane[1] qui, faible rameau, a grossi, a grandi en suçant le sang, les deux lions du Valtos et du Xéronéro, chargés de chaînes, attendent leur dernière heure. Mille instrumens de torture, des tisons, un marteau et une enclume, gisent à terre. Tandis qu’il les regardait, George faillit verser une larme à cause de son frère chéri ; un regard de Catzantonis fit tarir à l’instant cette larme.

« Et tandis que les deux frères se disaient l’un à l’autre leur jeunesse passée, la fontaine glacée[2], la terreur d’Ali-Pacha, l’agonie de Ghéka, soudain une épée flamboie et une tête s’est courbée. Christ est ressuscité ! J’arrive, s’écrie Catzantonis, et il lui jette de loin un baiser, un dernier baiser.

« Dans les rameaux du platane, dans son vert feuillage se cache l’âme[3] du brave comme dans un lieu impénétrable, et il regarde son frère qu’on martyrise.

« Deux Bohémiens[4] l’ont étendu lié sur l’enclume, et commencent à le frapper à coups de marteau ; ses os volent en éclats, la moelle se répand de

  1. C’est à l’ombre de ce platane que les exécutions se faisaient à Janina.
  2. Près de cette fontaine, Véli-Ghéka, Albanais dévoué au pacha, avait été tué par Catzantonis, qu’il avait juré de perdre.
  3. Les Orientaux croient que l’âme reste quelque temps dans l’endroit où elle s’est séparée du corps.
  4. Les Bohémiens, que les Roumains nomment Zigani, portent chez les Grecs le nom de Γύφτοι.