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l’innocent Ahmed lui-même était l’enfant de sa rivale, et sa mort ne ferait le malheur d’aucune personne qui lui fût chère ; mais le sang de Maléka coulait dans les veines d’Ismaël, et Zobeïdeh avait mis jusque-là son orgueil à protéger et à chérir ce sang. Il faut l’avouer néanmoins, la bienfaisante influence de Maléka, fondée d’abord sur un certain charme de sa personne presque autant que sur les qualités de son cœur, s’était considérablement affaiblie. Tout ce qui avait porté atteinte à sa beauté si frêle et si délicate, les chagrins, les fatigues, les maladies, avait diminué le penchant de Zobeïdeh pour Maléka, et par conséquent l’influence de Maléka sur Zobeïdeh. Si toute affection n’était pas éteinte dans leurs âmes, une certaine tiédeur y avait pris la place du dévouement passionné des premières années. Zobeïdeh ne s’indignait plus parce qu’Osman était infidèle à Maléka, et la douce voix de celle-ci ne calmait plus les fureurs de Zobeïdeh. Jamais pourtant elle n’avait ressenti contre elle ni amertume ni colère jusqu’au jour où, voyant partir son ancienne compagne avec Osman, elle avait éprouvé une secrète irritation contre l’infidèle amie qui lui avait caché les véritables desseins de leur commun époux. Restée seule après le départ de Maléka et d’Osman, le dépit vague que lui avait souvent causé la froideur quelque peu hautaine d’Ismaël prit pour ainsi dire un corps. Elle promena pour la première fois sur le groupe des enfans l’un de ces regards froids et sombres qui donnaient le cauchemar au pauvre bey, et elle se dit tout bas : — Maléka est bien confiante !…

Ismaël d’ailleurs s’était placé depuis longtemps vis-à-vis d’elle dans un état de sourde hostilité. Les enfans ont quelquefois de singulières illuminations, qu’on serait tenté d’expliquer par des révélations surnaturelles. Leur étourderie est notoire ; ils ne réfléchissent pas, ils n’observent que les choses extérieures, puisqu’ils ignorent l’existence des choses intérieures et invisibles, et pourtant les caractères les plus dissimulés, les intentions cachées, les doubles fins, tout cela leur apparaît parfois subitement, comme si un génie familier les introduisait dans les dédales les plus compliqués des âmes. Était-ce une de ces inspirations soudaines qui avait si bien éclairé Ismaël sur le véritable caractère de Zobeïdeh ? Avait-il entendu les esclaves du harem faire quelques remarques sur les tragiques accidens qui se succédaient avec tant de régularité sous le toit du bey ? Quelle que fût l’origine de la méfiance du jeune homme, le fait est que, peu après la mort de Nafizé, Ismaël s’était éloigné de Zobeïdeh. Il est vrai qu’il avait pris en même temps un maintien singulièrement réservé pour son âge : on eût dit que, tout en conservant les traits de l’enfance, il s’était subitement transformé en homme à l’intérieur. Maléka remarqua d’abord ce changement et