Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/907

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’en inquiéta, parce qu’il pouvait faire perdre à Ismaël l’amour de Zobeïdeh, cet amour qui était aux yeux de la pauvre mère un gage de sécurité pour ses enfans. Elle interrogea Ismaël, et n’obtint de lui que des mots entrecoupés, prononcés d’un air distrait. Elle essaya alors de se persuader à elle-même que cette tiédeur étrange tenait à un caprice d’enfant, et elle s’appliqua à convaincre sa compagne qu’il en était ainsi. Elle se plaignit à elle de l’humeur réservée et peu démonstrative qu’Ismaël développait avec l’âge. Zobeïdeh n’avait pas attendu les remarques de Maléka pour apercevoir l’air contraint d’Ismaël. Elle dissimula son dépit en présence de Maléka, mais la blessure n’en était pas moins profonde. Zobeïdeh voulait être aimée. Ce n’était pas seulement un besoin pour elle, c’était un sujet d’orgueil. On a vu qu’elle exerçait sur les enfans de ses rivales une sorte de fascination, justifiée pour ainsi dire par le véritable amour qu’elle leur rendait, et qui lui en faisait même préférer quelques-uns aux siens propres. Elle était fière d’entendre répéter : — Qu’a donc Zobeïdeh pour se faire ainsi aimer de tous les enfans ? Elle seule exerce sur eux un tel pouvoir ; elle seule sait calmer leurs douleurs, apaiser leurs colères, vaincre leurs caprices. — Zobeïdeh savait que cela était vrai, et elle en tirait à la fois orgueil et plaisir. Ismaël fut le premier qui tenta de se soustraire à son prestige, et de plus il y réussit. Il n’y mettait pas d’affectation : ce n’était ni du dépit ni de la rancune qu’il essayait de cacher sous une indifférence simulée. La Circassienne voyait clairement qu’il s’efforçait de se montrer poli envers elle et de dissimuler son aversion, et cette aversion devait être bien forte pour persister ainsi dans ce jeune cœur, sans cesse occupé de la contenir.

Le fils de Maléka exerçait sur ses frères et sur ses sœurs l’influence qu’un enfant réfléchi exerce sur d’autres plus étourdis. Rien n’humilie autant les enfans que de voir les objets de leur affection dédaignés par une personne qu’ils admirent. Ils manquent en cela de générosité ; mais, s’ils se rangent parfois du côté du persécuté, je n’en ai jamais vu se ranger du côté du dédaigné. Zobeïdeh observa un jour certains signes de refroidissement dans ce petit monde, qu’elle avait trouvé jusque-là si prompt à l’enthousiasme. Frappée de cette transformation, elle y regarda de plus près, et elle s’assura que l’arrivée d’Ismaël dans la chambre où elle se trouvait avec l’un ou l’autre des enfans était pour celui-ci une cause d’embarras et de tiédeur. Zobeïdeh en conclut qu’Ismaël l’avait accusée, calomniée, disait-elle, auprès des autres enfans, qu’il leur avait défendu de lui témoigner leur affection. En cela, elle se trompait, car Ismaël ne s’était pas plus départi de son extrême réserve avec ses frères et sœurs qu’avec sa mère ; ce qui était vrai, c’est que l’éloignement d’Ismaël pour Zobeïdeh avait détruit le charme qui les avait réunis