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Lorsque tout me fut expliqué, je compris le trouble de Zobeïdeh, je compris aussi la tristesse de Maléka, ses tressaillemens d’effroi chaque fois que sa dernière enfant allait se jeter dans les bras de la Circassienne, ou qu’elle la voyait reposer sur ses genoux. La pauvre mère souhaitait sans doute alors de voir sa propre existence se prolonger jusqu’au jour où cette enfant passerait du harem paternel dans un autre harem, mais cette triste satisfaction de la savoir au moins à l’abri des fureurs de Zobeïdeh ne semblait pas devoir lui être accordée. Une toux déchirante dont elle ne se plaignait que pour l’ennui qu’elle causait au pacha, son excessive maigreur, une douleur constante au côté droit de la poitrine, tout indiquait que le martyre de Maléka devait se terminer bientôt.

Osman et Zobeïdeh sont-ils enfin seuls en présence l’un de l’autre comme ils l’étaient dans cette première année de leur mariage, seule année de bonheur véritable dont Zobeïdeh ait joui, ou bien le veuvage a-t-il commencé pour l’un des deux époux ? Je ne sais pourquoi je ne puis m’empêcher de croire le contraire. Oui, Osman et Zobeïdeh sont aujourd’hui seuls en présence l’un de l’autre, se craignant, se soupçonnant, se tenant sans cesse sur leurs gardes, de crainte de laisser échapper un mot qui amènerait infailliblement une explication, des aveux, peut-être une vengeance. Depuis que personne n’est plus entre eux, ils doivent être plus séparés que jamais par la défiance et la peur. Zobeïdeh aime encore Osman, mais son amour s’est dépouillé de toute tendresse ; c’est un amour mêlé de ressentiment et de haine ; Tous deux avancent à grands pas vers la vieillesse et la mort, chacun attribuant à l’autre ce précoce déclin. Ils s’éteindront presqu’en même temps, et leur dernière heure s’écoulera sans qu’ils se demandent et s’accordent réciproquement le pardon de tant de mutuelles offenses. La réconciliation ne précédera pas la séparation éternelle. Triste fin, mais non plus triste que leur vie ! Conclusion nécessaire en quelque sorte et logique du conflit entre ces natures, toutes deux incapables de s’oublier elles-mêmes pour songer à autrui, quoique par des causes entièrement opposées, — l’une par excès de violence dans les passions, — l’autre par apathie ! Fin humiliante et inévitable de ceux qui, n’ayant vécu que par les sens et pour les sens, se sont demandé un jour avec une vague inquiétude en les sentant s’éteindre : Qu’est-ce donc qui vit en nous ? Fin ténébreuse, sans confiance, sans espoir, sans pressentimens ! Ne serait-il pas temps désormais de songer à préparer à tant de créatures humaines richement douées par la nature une vie plus conforme aux vues de la Providence, et dont il soit possible d’envisager le terme sans une tristesse infinie ?


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.