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éclairs, et il retombait presque aussitôt dans un stupide abattement ou dans une excitation factice parfois plus pénible encore à voir que la stupidité. Ses cheveux avaient blanchi, et sa haute taille s’était courbée. Rien n’était changé d’ailleurs dans son genre de vie ni dans ses sentimens. Son indifférence pour Zobeïdeh était complète. L’extrême douceur des manières, l’air de déférence qu’ont les Turcs vis-à-vis des femmes, simulent parfois la tendresse là même où l’amour n’a jamais existé : aucune méprise n’était plus possible ici. Osman n’arrêtait jamais son regard sur Zobeïdeh et ne lui adressait jamais directement la parole. Quoi qu’elle fît pour attirer son attention, on eût dit qu’il ne s’apercevait pas de son existence.

Zobeïdeh supportait mal ce supplice. Plutôt fatiguée qu’apaisée par tant d’inutiles tentatives, elle ne savait plus à quel expédient recourir, et elle avait comme des accès de découragement désespéré. Ses enfans la fuyaient, tout en évitant, dans leur propre intérêt, de la compromettre par leurs propos. Seule, la jolie Zéthé lui demeurait fidèle ; mais malgré sa bonne grâce et ses câlineries, la Circassienne, tout en l’aimant, la connaissait trop pour compter sur elle. Il y avait loin de ce qu’avait été Kassiba, la douce et charmante créature, à cette véritable fille d’un harem, vaine, sotte et menteuse. Maléka était patiente et résignée, mais elle était malheureuse, et Zobeïdeh savait trop pourquoi sa blessure ne se fermait pas. La Circassienne ne voyait plus autour d’elle qu’isolement et ténèbres. À mesure que les années se succédaient, et que la route encore tracée devant elle devenait plus courte, elle tremblait d’en envisager le but, et la pensée de la vie future lui causait un effroi intolérable. Elle multipliait comme autrefois les macérations, les jeûnes, car elle n’avait voulu renoncer à aucune chance d’éviter les châtimens éternels ; cependant elle n’avait plus la même confiance dans l’efficacité de ces épreuves expiatoires. Elle essayait parfois de la prière, ou du moins de ce qu’elle appelait de ce nom, — la répétition indéfiniment prolongée de certaines exclamations sur la grandeur et sur la puissance d’Allah et de son prophète. Moi-même je la vis plus d’une fois debout devant une fenêtre, pâle et morne, le regard perdu dans l’azur éclatant du ciel, murmurant des lèvres ces impuissantes oraisons et paraissant attendre une faveur qui lui était, hélas ! refusée. Des heures se passaient ainsi en prières inutiles, après lesquelles souvent elle éclatait en sanglots, en cris de désespoir, tombait sur ses genoux, s’affaissait même évanouie. Elle m’aperçut un jour que je l’observais en proie à une de ces crises douloureuses dans une chambre voisine. Elle se couvrit le visage de ses mains et s’enfuit. Un moment je fus tentée de la suivre, mais que pouvais-je contre un tel désespoir ? Je ne connaissais pas encore son histoire, et je ne pouvais lui offrir que de banales consolations.