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tôt ou tard par peser du même poids que les suffrages les plus décisifs. Si les petits états doivent beaucoup à la paix, la paix, et par conséquent la civilisation, doit aussi beaucoup aux petits états.

L’Orient, tel qu’il est aujourd’hui, est le pays prédestiné aux petits états. Les Bulgares, dit-on, ne voudront point obéir aux Grecs : pourquoi, en effet, soumettre les Bulgares aux Grecs, si les Bulgares peuvent vivre et se gouverner seuls ? Ils l’ont fait autrefois ; il peut donc y avoir un état bulgare. Les Albanais veulent être indépendans. Pourquoi, en effet, les Albanais ne reprendraient-ils pas la tradition de Scanderbeg ? Je sais bien que beaucoup de gens sont disposés à rire de ces états microscopiques pullulant tout à coup en Orient. Que fera-t-on, disent-ils, dans ces fourmilières ? J’aime bien mieux la fourmilière close et laborieuse que ce grand hangar ouvert à tous, qu’on appelle la Turquie et où personne n’a d’abri. En outre pouvez-vous faire durer le hangar ? Non ! prenez donc votre parti de laisser bâtir avec ses ruines des cabanes qui protégeront et bienheureront leurs habitans. Que voulez-vous faire des provinces et des nationalités chrétiennes de l’empire ottoman qui ne peuvent pas se réunir pour faire un grand empire ? Les donner à la Russie ? Vous avez fait une grande guerre pour l’empêcher. Les donner moitié à la Russie et moitié à l’Autriche : à l’une toute la Mer-Noire et Constantinople, à l’autre toutes les côtes septentrionales de l’Archipel et toutes les côtes orientales de la Mer-Adriatique ? Vous bouleversez l’équilibre européen. Ne voulant pas donner ces nationalités chrétiennes à des voisins puissans qu’elles rendraient plus puissans encore, faites comme pour la Belgique, donnez-les à elles-mêmes. Quand même elles ne se gouverneraient pas bien, elles auraient de la peine à se gouverner plus mal que ne fait la Porte-Ottomane.

J’ai lu bien des livres sur la question d’Orient, et plus je l’ai étudiée, plus je me suis convaincu que la question d’Orient n’était pas un nœud gordien qu’on puisse trancher d’un seul coup ; c’est un chapelet qu’il faut défiler grain à grain : aussi, chaque fois que je vois perdre l’occasion de mettre un grain à part et en sûreté, je m’afflige de l’à-propos perdu. Tout expédient manqué est un embarras pour l’avenir. Je sais bien que quelques personnes croient que faire manquer les expédiens partiels, c’est faire l’une ou l’autre de ces deux choses, dont aucune ne leur déplaît : ou bien, en grossissant les embarras de l’avenir, préparer aux voisins une meilleure pêche en eau trouble le jour où l’Europe sera inattentive ou occupée ailleurs, ou bien faire de la Turquie le pis aller inévitable de la question d’Orient. Mauvaise politique, je le crains, parce qu’elle procède de calculs intéressés. Aux ambitieux je me hasarde à dire humblement : Que craignez-vous ? le jour où l’Europe sera inattentive