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dessinait derrière la vitre, immobile comme une peinture. À côté du puits, la roue d’irrigation, mue par deux mules, versait l’eau avec la régularité monotone d’une cascade. Autour de la maison tourbillonnaient les hirondelles, qu’un grand chat maigre surveillait éternellement du haut du toit, l’œil au guet, la griffe allongée. Cet ensemble de détails composait une scène parfaitement calme, mais qui ressemblait un peu à un tableau mécanique. Il ne s’y produisait rien de saisissant, rien d’inattendu. Dans ce petit monde rustique, bêtes et gens, tous, jusqu’aux oiseaux, agissaient par accoutumance, et la marquise se surprit à compter, pour la millième fois, le nombre des orangers plantés dans l’allée principale. À ce moment, elle sentit vibrer dans son âme cette corde secrète que doña Barbara avait touchée avant de partir ; elle crut voir se dresser le fantôme de l’ennui, qu’elle se flattait d’avoir vaincu. Des larmes allaient jaillir de ses yeux, lorsque parut Guillermo, qui courait gaiement ; près de lui gambadaient les deux lévriers devenus ses compagnons inséparables. Un rayon de soleil se jouait sur le visage épanoui de l’enfant ; le vent faisait flotter ses cheveux blonds, et ses traits, ordinairement empreints d’une mélancolie rêveuse, s’illuminaient d’une joie naïve.

La marquesa lui tendit les bras, et l’enfant l’embrassa avec effusion. Ils avaient grand besoin de se retrouver ensemble. Guillermo, fatigué par quelques heures d’étude, s’était laissé aller au souvenir de sa verte Irlande, et l’émotion lui montait au cœur. Quant à doña Fernanda, elle venait de descendre plus avant que jamais dans le fond de sa pensée, et elle en avait rapporté ce que nous en retirons toujours, de la tristesse et un vague effroi.


III.

Pendant plusieurs années, tout alla bien dans la maison des champs où la marquesa del Carmejo avait confiné sa vie. Son fils adoptif croissait en grâce et aussi en savoir. Un moine, don Cajetano, chassé de son couvent par la révolution, lui enseignait le latin, l’histoire, la géographie. Dans ses longs entretiens, le religieux aimait à montrer à son élève l’Espagne envahie par les Maures et refoulée jusqu’au pied des Pyrénées, triomphant peu à peu de l’islamisme, puis s’établissant sur les côtes de l’Afrique et couvrant les deux Amériques de ses colonies ; mais Guillermo avait trouvé un précepteur d’un genre tout différent dans le vieil Andrès, le doyen des serviteurs employés aux écuries de la marquise. Andrès avait fait les campagnes du Pérou et du Chili ; il en était revenu écloppé, la figure balafrée de coups de sabre. La tête remplie du souvenir de