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leur assurer que Mirabeau est parti la veille ; ils ne veulent pas les croire, et on est obligé d’ouvrir toutes les portes pour les contenter. Cette lettre et d’autres plus importantes furent interceptées. Mirabeau, ne recevant point les réponses qu’il attendait, résolut de faire un tour à Paris pour voir ses amis et conférer de ses affaires. C’est alors qu’il se chargea de la mission secrète dont on lui avait déjà fait la proposition dans une dépêche qu’il ne reçut pas[1].

« Il ne m’est pas permis de parler de sa vie extérieure à Berlin. Il dit tout et mieux que je ne pourrais le faire dans sa Correspondance. Nous n’étions pas cependant toujours d’accord sur ses récits ; mais, je lui dois cette justice, il parla toujours d’après sa persuasion. Quelque temps avant sa mort, je me permis, dans un moment où il me parlait avec cet épanchement et cette confiance qu’il ne m’a jamais refusés, de lui faire observer combien j’étais affligée de la publication de ce livre, qui fut imprimé pendant mon absence, et sans lui demander par quel hasard il avait paru après la promesse solennelle qu’il avait exigée de moi de brûler, en cas de mort, le manuscrit[2], je lui parlai avec force d’une anecdote sur une grande princesse que j’avais tout lieu de croire fausse. Il fut frappé de mes raisons, et me promit de réparer sa faute par un désaveu formel. Je suis sûre qu’il m’aurait tenu parole. Il avait été trompé, il n’aurait pas été humilié de l’avouer ; son génie était trop élevé et son âme trop belle pour n’être pas au-dessus d’un amour-propre déplacé. Le parti qu’il tirait du temps est inconcevable. Souvent il se couchait à une heure, et dès cinq heures du matin, au milieu de l’hiver, dans un climat aussi froid, sans autre vêtement qu’une simple robe de chambre piquée, sans bas, sans gilet, il éveillait tout le monde et se mettait le premier à l’ouvrage. Outre sa correspondance chiffrée, qui l’occupait prodigieusement, il travaillait beaucoup à son ouvrage De la Monarchie prussienne, qui parut en 1788. Le soir, lorsqu’il n’allait pas en société, il s’amusait comme un enfant avec Noldé et son secrétaire. C’était à qui se ferait le plus de niches. Mirabeau était le plus épargné, non par respect pour le patron du logis, mais parce que, étant le plus fort, chacun craignait les gourmades. Il av »ait un valet de chambre nommé Boyer, bon enfant, quoique un peu libertin. Celui-ci avait imaginé une manière d’ombres chinoises et de comédie. Coco et moi ne leur faisions pas toujours l’honneur d’assister aux représentations. Lorsque cela arrivait, j’avertissais le matin ; alors on arrangeait les scènes et on retranchait ce qu’il y avait de trop libre. Boyer était fort mécontent, il se plaignait de ce qu’on ôtait le fion de sa pièce ; mais quand Mirabeau avait dit : Gare les oreilles, si madame n’est pas contente ! il fallait bien obéir. Je dois rendre cette justice à MM. de Noldé et Sambat, jamais je n’ai vu de jeunes gens plus sobres, plus rangés, plus assidus au travail, plus complaisans. Il est arrivé quelquefois que nos fonds furent

  1. Il s’agit de la mission d’observateur secret qui le fit retourner une seconde fois à Berlin.
  2. Il est évident ici que Mme de Nehra ou ne connaît pas, ou ne veut pas dire le motif qui détermina Mirabeau à cette publication. Nous avons, indiqué plus haut ce motif d’un des actes les plus fâcheux de la vie de Mirabeau, d’un acte sur lequel M. Lucas de Montigny lui-même est obligé de passer condamnation.