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un peu bas ; alors la table s’en ressentait. Jamais ils n’eurent d’humeur, jamais ils ne se plaignirent. Des rapports différens éloignèrent M. Sambat de M. de Mirabeau. Pour M. de Noldé, il resta toujours son ami.

« Mirabeau voulut se trouver à l’assemblée des notables ; il voulait aussi parler à MM. Treillard, Gérard de Melcy et Vignon, ses avocats, procureurs et curateurs. Il était question de faire rendre son compte de tutelle d’une manière raisonnable. M. le marquis de Mirabeau l’avait arrangé a sa guise ; il comptait 30,000 livres de frais de capture, c’est-à-dire 30,000 livres pour avoir eu le plaisir de le tenir aux châteaux de Joux, de Vincennes, etc. Le reste du compte répondait à ce début. Cette manière de calculer n’était pas celle de son fils ; il fallait entrer en procès, et, bien que ce fût au grand regret de Mirabeau, ces circonstances l’obligeaient à veiller à ses intérêts. Il me quitta une seconde fois, et fit le voyage de Paris avec son ami le marquis de Luchet, connu par l’amabilité de son caractère et par de très jolis ouvrages.

« J’étais inquiète sur des mots vagues qui se trouvaient dans une lettre qu’il m’écrivit de Paris. J’en reçus une de M. Jeanneret, qui m’envoyait de l’argent, et qui m’annonçait la catastrophe au milieu des éloges que l’on donnait à la dénonciation de l’agiotage. On lança une dix-septième lettre de cachet contre son auteur, qui, averti à temps, était parti pour Tongres, où il me faisait prier de l’aller joindre le plus tôt possible. Je volai auprès de mon ami. Les chemins étaient mauvais, bien que ce fût dans les premiers jours d’avril ; il tombait beaucoup de neige ; nous ne trouvions pas toujours des chevaux aux postes, et nous ne faisions quelquefois pas plus de quatre lieues d’Allemagne par jour. Je brûlais d’impatience ; mais que pouvaient faire deux femmes ? Je n’avais avec moi que Mme Argus, ma femme de chambre, dans un pays dont je ne savais pas la langue. Nous allions nuit et jour depuis Berlin jusqu’à Liège, où nous rejoignîmes M. de Mirabeau ; nous ne couchâmes qu’une seule nuit, et ce fut à Cologne ; je devais parler à M. Dohm, alors ministre de Prusse chez l’électeur : il ne s’y trouva pas, et je n’eus la patience de l’attendre que jusqu’au lendemain. Je ne m’étais également arrêtée que quelques heures à Brunswick, où nécessairement j’avais voulu voir M. le major de Mauvillon[1], qui me remit un paquet. Je ne permettais pas à ma femme de chambre de sortir de la voiture ; nous y dormions, et nous y prenions tous nos repas. Coco était charmant pour son âge ; il ne donnait pas le moindre embarras ; il n’avait jamais été dans les mains des domestiques ; toujours auprès de moi, il était ma compagnie dans ma solitude, il fut ma consolation durant toute la route.

«… Quand j’arrivai à Liège, Mirabeau me reprocha tendrement de n’avoir pris aucun repos, et de m’être exposée ainsi aux inconvéniens d’un grand voyage ; il m’avait recommandé de prendre un homme sûr avec moi ; le choix m’avait paru difficile, et la dépense inutile. Je le grondai à mon tour ; je n’avais pas lu son excellent livre sur l’agiotage ; je ne pus m’empêcher de blâmer quelques personnalités qui me parurent hasardées. Le moment du malheur ne doit pas être celui des reproches ; je n’eus pas le courage de lui

  1. Le collaborateur de Mirabeau dans l’ouvrage sur la Monarchie prussienne.